Les peintres français et leurs autoportraits
au Siècle des Lumières
Mémoire de Maîtrise en Histoire de l’art (2002)
Jean-Philippe Vest
.
L’art se nourrit de la société dans laquelle il est formé. Il s’inspire de son temps et exprime la sensibilité impalpable de son époque. L’œuvre d’art, peinture ou sculpture, rend à ses contemporains ce qu’elle leur a emprunté. En reflétant le monde invisible, la peinture édifie ses observateurs, leur révèle l’essentiel.
Les objets d’art qui arrivent jusqu’à nous conditionnent notre propre société. Le fait qu’un calice né du génie artisanal pour servir l’Église devienne objet d’un catalogue de musée montre une évolution et un changement du mécanisme de pensée d’une époque à l’autre. L’œuvre d’art traverse les âges et ce n’est pas elle qui change, mais la vision que les Hommes ont d’elle. Et c’est parce que l’œuvre d’art traduit une part insaisissable de l’humanité, qu’elle naît d’un esprit supérieur, qu’elle fascine des générations entières qui n’y voient que ce que la société peut y voir.
C’est alors que l’Histoire de l’art prend toute son ampleur, que les historiens de l’art affirment leur importance. Leur objectif est double. Toute œuvre d’art peut d’abord faire l’objet d’une description formelle, neutre, depuis la définition du sujet représenté jusqu’à l’analyse des pigments utilisés par le peintre. Puis se manifeste l’historien qui ne veut pas voir dans l’œuvre qu’un bel objet à accrocher dans un musée, mais une des clés qui permet d’ouvrir une fenêtre sur une société, une époque, un monde passé. L’historien de l’art combine alors archéologie, histoire, sociologie et philosophie pour expliquer, analyser et comprendre le contexte dans lequel l’œuvre a été produite, la personnalité de son créateur et la société qui a permis à ce génie de s’exprimer. Les dérives de l’interprétation ne sont pas exclues et toute analyse, aussi sérieuse soit-elle, ne peut pas se faire dans la neutralité totale. L’époque où l’analyse est faite influe forcément la conclusion. C’est pourquoi l’historien de l’art a besoin de fixer de nombreuses limites pour éviter la trahison de l’œuvre étudiée.
.
Pourquoi avoir choisi d’étudier les autoportraits des peintres au XVIIIe siècle ? Si toute œuvre est porteuse d’une part de son créateur et d’une part de la société qui l’a vu naître, l’autoportrait est une source particulière. Dès la Renaissance, les artistes aiment à peindre leur patron, Saint-Luc, réalisant un portrait de la Vierge et de l’Enfant : prestigieux patron ! Qui d’autre qu’un saint pouvait représenter les artistes qui créent, non pas comme des artisans, mais sous l’impulsion de la volonté divine ? Pourtant, celui qui prendra bientôt le nom d’artiste ne peut pas indéfiniment se cacher derrière des allégories religieuses. Et c’est pourquoi, au moment opportun, l’artiste ose se prendre pour seul sujet de la composition. L’autoportrait symbolise à la fois la Peinture, elle représente l’artiste et s’inspire de tout le contexte social qui l’entoure. Voilà pourquoi j’ai choisi d’étudier les autoportraits du XVIIIe siècle, des œuvres au carrefour de nombreuses inspirations, de nombreuses intentions, et donc sujettes à de nombreuses interprétations.
.
Il a fallu procéder à une limitation chronologique, mais aussi géographique. La France, au Siècle des Lumières, s’imposait comme sujet d’étude privilégié. Le pays de Louis XIV rayonne encore sous les feux du Roi soleil et reste le grand foyer artistique de l’Europe occidentale. Pour ne pas trahir la volonté du peintre, ses ambitions lors de l’exécution de son propre portrait, je me suis aussi limité à l’étude des autoportraits par rapport au statut social du peintre. De cette manière, ce n’est pas tant la dimension mystique de l’œuvre qui sera analysée, mais la mission qui lui a été assignée par son créateur, celui-là même qui apparaît sur la toile. La problématique est posée : quelle est la relation entre les autoportraits des peintres français du XVIIIe siècle et l’évolution de leur statut social ?
.
Pour ce qui est de la méthode, il s’agit d’abord de retracer le contexte social et artistique du Siècle des Lumières pour comprendre l’évolution du statut social des peintres dans la France de cette époque et ensuite constater le rôle des autoportraits dans ces transformations. Je me suis à la fois basé sur des textes de l’époque, écrits par les artistes eux-mêmes, mais aussi par les grands auteurs qui les côtoyaient. Mes lectures ont aussi touché des livres d’histoire et des explications contemporaines de la vie des peintres et de leur importance au XVIIIe siècle. La méthode ne consiste donc pas à prendre les autoportraits pour réécrire l’histoire des artistes du XVIIIe siècle, mais bien de comprendre le contexte de l’époque pour donner toute leur dimension aux autoportraits.
La méthode dictait déjà le plan. Il fallait d’abord s’étendre sur le contexte social, politique et artistique de l’époque. Ensuite, comprendre le rôle des portraits dans ce siècle pour expliquer un aspect d’un avatar de ce genre, l’autoportrait. La prochaine étape se concentrerait de toute évidence sur la relation effective entre la représentation du statut social du peintre et les autoportraits. Et enfin, une partie devait être consacrée aux autoportraits des femmes peintres du siècle, le rôle croissant de la femme étant une des richesses du XVIIIe siècle, importance qui affectera bien sûr la peinture, art lié à son temps.
.
Je me permets un petit avertissement avant de commencer. Alors qu’il va être question du XVIIIe siècle, il faut savoir que le mot autoportrait constitue un anachronisme. En effet, son utilisation ne devient effective dans la langue française qu’en 1928, loin de l’époque dont nous parlons. Pourtant, afin de simplifier la lecture et pour ne pas abuser du titre donné à l’époque à ces tableaux : portrait du peintre par lui-même, nous nous autoriserons à utiliser le terme moderne d’autoportrait.
.
LA PEINTURE DANS LA FRANCE DU XVIIIe SIÈCLE
.
Le XVIIIe siècle a été marqué, en France, par la Régence du duc d’Orléans débutant en 1715, la guerre de Succession d’Autriche qui s’est terminée en 1748 et la guerre de Sept Ans qui a pris fin en 1763. Cela sans mentionner la Révolution française qui a trouvé ses racines et a causé du tumulte bien avant 1789. De nombreuses études d’historiens, de philosophes et même de scientifiques ont été consacrées à ce siècle pour ces raisons, mais aussi parce qu’on ne le désigne pas comme le « Siècle des Lumières » par simple goût de la classification des périodes du passé. Les bouleversements qui se sont produits durant dix décennies ont touché tous les domaines de la vie politique et sociale des grandes civilisations de l’Europe de l’Ouest. Thomas Gaehtgens et Krzystof Pomian ont su résumer en une seule phrase les métamorphoses de cette époque où la religion est remplacée par :
.
« […] De nouvelles dynamiques qui, elles, mettent en jeu la rivalité des États pour la domination des hommes et de l’espace, la compétition des gens de lettres, des savants et des artistes pour la primauté dans leurs domaines respectifs, la concurrence des entreprises pour les parts de marché et le conflit des classes sociales pour le partage du pouvoir, des richesses, du savoir et de la dignité. » (1)
.
Il ne manque rien, ni les conflits entre les grandes monarchies absolues pour la domination de l’Europe, ni l’émergence des manufactures et l’accélération des progrès techniques, ni, enfin, les rivalités entre la noblesse, le clergé et le tiers état.
Dans ce constat, il est aussi fait mention des artistes. Ces derniers voulaient la reconnaissance de leur statut social, quitter le domaine des arts mécaniques pour celui des arts libéraux. Pour ce faire, ils devaient se démarquer des hommes de lettres et des scientifiques dont le prestige social n’était plus à contester. D’ailleurs, ces deux disciplines étaient depuis des siècles la base des arts libéraux comprenant : le Trivium avec la grammaire, la dialectique et la rhétorique ; et le Quadrivium incluant l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie et la rhétorique. Les peintres, quant à eux, avaient tout de même le droit de corporation, ce qui les honorait d’une certaine reconnaissance technique et les différenciait des ouvriers non qualifiés. Or, cela ne leur suffisait plus.
Cette ambition des peintres, sculpteurs et graveurs n’était pas née au XVIIIe siècle. Apparue à la Renaissance, l’ambition de ceux que l’on ne nomme pas encore artistes se cristallise avec la création des Académies d’art. En France, dès sa création en 1648, l’Académie Royale de peinture et de sculpture affichait ouvertement son objectif qui était de donner aux peintres et aux sculpteurs le même statut social que celui dont bénéficiaient déjà les poètes et les écrivains. Au commencement, il était avant tout question, pour les peintres du Roi, de garder leurs privilèges face à l’augmentation du nombre de peintres dans le Royaume, mais le prestige que l’Académie royale donnera à ces peintres rejaillira sur toute la profession..
Il s’agissait, comme l’écrit Nathalie Heinich, de « réagir à une dévalorisation générale du métier. » (2) La tâche des fondateurs de l’Académie royale était d’instaurer des règles et de donner une structure à des disciplines – peinture, sculpture, gravure – jugées moins nobles que les belles lettres. Comme le remarque Nathalie Heinich, l’Académie royale devait « substituer au cadre corporatif cet autre principe de groupement, c’était revendiquer l’accès à un statut traditionnellement réservé aux “arts libéraux”. » (3) La création de l’Académie royale a engendré la professionnalisation des artistes et « les principaux critères de cette “professionnalisation” sont l’existence d’une structure associative, possédant un certain degré d’autonomie […] fondée sur l’expertise […] à caractère fortement intellectuel. » (4)
Rappelons qu’en 1634, sous l’impulsion de Richelieu, l’Académie française avait ouvert ses portes. Quant à l’Académie Royale des sciences, il faudra attendre 1666 et la volonté de Colbert pour en voir la naissance. Le XVIIe siècle a donc été le témoin de la création des grandes Académies dans la capitale. Certaines ne faisaient qu’asseoir un rang social déjà reconnu ; l’Académie royale de peinture et de sculpture était, quant à elle, un instrument devant servir à élever le statut social de ses membres.
.
La conséquence la plus visible de l’instauration de règles pour les arts plastiques a été la division de l’art de peindre en différentes catégories, les œuvres peintes en différents genres. Une typologie de la peinture s’était formée durant les XVe et XVIe siècles en Italie avec Leon Battista Alberti et Léonard de Vinci qui commencèrent à distinguer les artistes par les sujets qu’ils traitaient dans leurs toiles. Le texte fondamental d’Alberti, pour ce qui concerne l’art de la peinture, a été De Pictura, publié dès 1435. Pour ce qui est de l’influence du maître de la Joconde, ce ne fut qu’après sa mort que ses écrits concernant la question artistique furent réunis par Francesco Melzi sous le titre de Tratatto della pittura. Du moment où la peinture a été divisée en différents genres les artistes ont choisi leur catégorie de prédilection et se sont spécialisés dans leur domaine.
Les peintres avaient le choix entre six grands genres : la peinture d’histoire, de genre, de portrait, de paysage, de marine ou de bataille. Ces genres ne sont pas classés, même par leur précurseur André Félibien, dans n’importe quel ordre. Ils sont énumérés du plus prestigieux au moins noble, selon les critères de l’Académie royale.
.
André Félibien, qui deviendra secrétaire de l’Académie royale d’architecture en 1671, posait en principe que le peintre devait savoir reproduire le visible, c’est-à-dire maîtriser l’art du paysage et de l’anatomie animale et humaine, mais qu’il devait aussi utiliser ces capacités pour raconter une histoire au spectateur admirant la toile. Et c’est en érigeant ce dogme dans sa Préface aux Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture qu’André Félibien en profita pour tenter de résoudre le conflit qui faisait de la peinture un métier manuel tout autant qu’une activité intellectuelle :
.
« L’on fera donc voir que non seulement le peintre est un artisan incomparable, en ce qu’il imite les corps naturels et les actions des hommes, mais encore qu’il est un auteur ingénieux et savant, en ce qu’il invente et produit des pensées qu’il n’emprunte à personne. » (5)
.
Pendant longtemps, la formation intellectuelle de l’artiste restera une priorité au sein de l’institution royale.
.
Preuve que cette répartition des œuvres peintes en différents genres n’était issue que d’une catégorisation virtuelle, les auteurs proches de l’Académie royale y reviendront sans cesse pour la modifier ou asseoir son bien-fondé. Au siècle suivant, Roger de Piles devait proposer une nouvelle division de la peinture dans ses Cours de peinture par principes rédigés en 1708. Il fondait ses catégories sur la capacité d’invention de l’artiste et proposait trois genres en gardant la peinture d’histoire et en y ajoutant la peinture allégorique et mystique. Nulle place n’était laissée pour les genres considérés comme mineurs, sans doute inclus pour Roger de Piles dans ceux qu’il proposait. Les autres genres ne sont considérés alors que comme des outils que le peintre doit maîtriser pour les mettre au service d’une grande composition historiée.
Les œuvres devaient, toujours selon Roger de Piles, être évaluées au regard de la composition, du dessin, du coloris et de l’expression, ce qu’il développera dans la Balance des peintres. Tous ces exposés théoriques ne prouvaient que plus la volonté des peintres eux-mêmes de donner une structure intellectuelle à leur discipline. Pour la même raison, il n’était que très peu fait mention de toute la partie technique qui révèlerait le côté mécanique de l’art de peindre.
Parmi tous ces genres, quelle que soit la classification adoptée, celui du portrait était dévalué par l’institution tout en gagnant la faveur du public des Lumières. Et si l’art du portrait a existé de tout temps, celui des autoportraits est plus récent et plus significatif des changements qui conduiront à faire du peintre un artiste.
.
(1) Gaehtgens (Thomas) et Pomian (Krzystof), Le XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1998, p. 11.
(2) Heinich (Nathalie), Du peintre à l’artiste, artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Editions de Minuit, 1993, p. 21.
(3) Heinich (Nathalie), Du peintre à l’artiste, artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Editions de Minuit, 1993, p. 7.
(4) Heinich (Nathalie), Du peintre à l’artiste, artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Editions de Minuit, 1993, p. 34.
(5) Félibien (André), Préfaces aux Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 1668, in Lichtenstein (Jacqueline), La peinture, Paris, Larousse-Bordas, 1997, p. 606.
.
DES PORTRAITS AUX AUTOPORTRAITS
.
Pour ce qui est de l’âge classique grec et de l’apogée de l’art romain, il est impossible de savoir si les artistes avaient pris leurs traits pour réaliser les visages des personnages dans certaines de leurs œuvres. En revanche, pour Pascal Bonafoux, il est certain que le Moyen Âge a connu des autoportraits :
.
« C’est dans les marges d’homélies, de psaumes, de prières que commence l’histoire du portrait du “peintre” par lui-même. Nonnes voilées, moine tonsuré, ne sont portraits que, parce que voisins d’un nom par lequel l’œuvre est signée, il contresigne. Il n’y a de portrait que nommé. Et le portrait réclame la gloire, et la réclame pour l’éternité. » (6)
.
Les autoportraits d’artistes que nous pouvons identifier avec certitude remontent au début de la Renaissance. Ce n’était pas grâce à l’amélioration des miroirs que les autoportraits s’étaient multipliés dans l’Italie du Quattrocento. Il faut plutôt voir comme cause le fait que l’artiste prenait conscience, dans ces années-là, de son identité et de l’importance de son rôle dans la communauté. Rudolf et Margot Wittkower rappellent par exemple qu’« un des premiers cas connu de désobéissance aux lois corporatives est celui de Brunelleschi, qui refusa de payer sa cotisation. » (7) Les peintres et sculpteurs commençaient à s’émanciper, ils défiaient les anciennes institutions, et cela avec succès. Ils réalisaient qu’ils n’étaient pas que de simples artisans et qu’ils seraient dans leur bon droit s’ils se faisaient appeler « artistes » et non plus artisans.
.
Signe évident de cette prise de conscience, les peintres prenaient la plume après que d’autres aient commencé à écrire sur eux, comme Filippo Villani, qui consacra des monographies à Alberti et Brunelleschi dans ses Vies des Florentins célèbres publiées avant 1400. Les artistes, quant à eux, écrivaient sur leur art, donnant des conseils pratiques, essayant d’édicter des règles pour prouver que la peinture n’était pas une discipline mécanique. Les notes de Léonard de Vinci symbolisent cette nouvelle assurance que l’artiste prenait face à l’importance de sa création. Même si le génie protéiforme n’a pas consacré toutes ses réflexions à la peinture, il a réfléchi sur cette activité en l’abordant d’un point de vue scientifique. Et si ses réflexions n’étaient que peu connues de son vivant, elles jouiront d’une grande popularité au cours du XVIIIe siècle, la compilation des notes ayant été éditée pour la première fois en 1651 (8). Rudolf et Margot Wittkower ont extrait des pensées de Léonard de Vinci l’apport le plus important du maître à la façon de considérer les peintres :
.
« Léonard lui-même pensait “que les génies supérieurs produisent plus quand ils travaillent moins, quand ils cherchent avec l’esprit leurs inventions, qu’ils s’en forment de parfaites idées qu’ils expriment ensuite et qu’ils représentent avec les mains”. » (9)
.
Il s’agissait de détourner l’attention du geste mécanique que l’artiste effectue au profit de la réflexion qui précède, la main ne devenant qu’un médium entre la pensée et sa traduction sur la toile.
.
Les artistes ne pensaient cependant pas seulement à léguer leur savoir aux générations à venir, ils voulaient aussi léguer leur vie. Force est de constater que les biographies et autobiographies de peintres se sont multipliées à cette époque. Giorgio Vasari s’était assigné une tâche colossale en voulant réunir une compilation exhaustive de biographies d’artistes dans Le Vite de più eccelenti pittori, scultori e architettori italiani. Le travail était déjà énorme lorsqu’il en réalisa la première édition, en 1550, compilant des centaines de vies d’artistes peintres et sculpteurs. Il se donnera encore plus de travail en voulant illustrer sa deuxième édition de 1568. Son objectif était de faire précéder chaque biographie, dans la mesure du possible, par un autoportrait de l’artiste dont la vie était ensuite racontée au lecteur. Giorgio Vasari voyait-il dans l’autoportrait une synthèse de la vie de l’artiste que lui se proposait de développer de manière scripturale ?
Pour terminer en apothéose sa deuxième édition, il ajoutera sa propre biographie à la suite des maîtres du passé. Le texte et la transposition gravée de l’autoportrait (Fig. 1) de l’auteur qui le précède ne permettent aucun doute sur l’autosuffisance de l’artiste et la prise de conscience de son rôle, non seulement dans la généalogie des grands artistes, mais aussi dans la société.
.
Pour ce qui est des autoportraits peints par les maîtres artistes de la Renaissance, le premier grand exemple est Filippo Lippi. Ce dernier ne s’est pas contenté d’introduire sa propre image dans La Dormition et l’Assomption de la Vierge (Fig. 2), il est aussi présent pour Le couronnement de la Vierge (Fig. 3). Pour ce qui est de la fresque, Filippo Lippi est le personnage que l’on voit à droite, au pied du lit d’éternité de la Vierge. Coiffé d’un couvre-chef noir il regarde le spectateur alors qu’un jeune enfant portant un cierge passe justement devant lui (Fig. 4). Pour ce qui est du tableau de la galerie des Offices, le peintre est au premier plan, à gauche, en retrait par rapport à la scène principale. Le détail (Fig. 5) dévoile un moine tonsuré. Fra Filippo Lippi, loin d’être intéressé par l’action principale, regarde d’un air débonnaire le spectateur alors qu’il assiste tout de même à un moment exceptionnel pour la chrétienté. Il joue le rôle de personnage « admoniteur » alors souvent réservé à l’artiste. L’allusion à sa personne est discrète, mais elle est bien là.
Particularité peut-être de ce début de Renaissance que des artistes qui, tout en voulant apparaître dans leurs œuvres majeures, s’imposaient de garder une certaine discrétion. On reconnaît Raphaël dans l’École d’Athènes (Fig. 6), fresque peinte vers 1510 pour la salle de la signature du Vatican. Peut-on plaider l’humilité pour l’artiste qui apparaît à droite de la composition, observant Ptolémée démontrer ses théories (Fig. 7) en compagnie de nombreux grands personnages du passé ? En fait, il ne se contente même pas de s’identifier aux penseurs et savants des temps anciens, il est accompagné par Léonard de Vinci donnant ses traits à Platon et Michel-Ange incarnant Démocrite. L’autoportrait gagne en importance en étant inclus parmi une foule bien choisie.
.
Durant la première moitié du Quattrocento, les peintres n’oseront pas franchir le pas qui consiste à se prendre pour seul sujet d’une toile ou d’une sculpture. Même Sandro Botticelli préfèrera se noyer dans une grande composition plutôt que de s’isoler. Le maître doutait-il de son importance ? Sûrement trouvait-il cela plus gratifiant de se trouver en compagnie de la Vierge Marie et de l’Enfant Jésus dans l’Adoration des Mages (Fig. 8) de 1475 que d’être le seul sujet d’une composition. Cette explication est tout à fait satisfaisante, mais corrompue peut-être par la vision moderne de l’artiste, autonome et libre de ses choix. Il existe une autre raison, moins en accord avec cette définition du peintre de talent : peut-être que tout simplement les autoportraits ne trouveraient pas acquéreur et qu’il était donc trop coûteux de les réaliser. Mais aussi, si un autoportrait n’est pas acheté, il reste dans l’atelier de l’artiste et ne sert donc finalement pas à grand-chose. N’est-ce pas significatif de la place du peintre dans la société de la Renaissance que de penser qu’un autoportrait, même de Botticelli, n’était pas digne de quelques deniers ?
.
Comme cela se produit souvent, l’autoportrait du peintre nous regarde, même si la scène est sans doute plus intéressante que le spectateur (Fig. 9). Une raison technique explique cette tendance à regarder hors du tableau, sachant que le peintre doit se regarder dans le miroir pour réaliser son propre portrait. Lorsque le miroir disparaît, il ne reste que l’observateur extérieur. Peut-être aussi que les peintres ont voulu suivre les conseils d’Alberti « qui demande un admoniteur nous invitant à voir, les peintres se présentant comme guides. » (10) Les deux explications sont satisfaisantes.
Il ne faudrait bien entendu pas croire que cette tendance à faire son propre portrait restait cantonnée aux artistes italiens. Les maîtres septentrionaux eux aussi se sont immiscés dans leurs compositions. Jan Van Eyck a peint son reflet dans le miroir convexe qui décore le mur de la chambre des Époux Arnolfini (Fig. 10), double portrait d’un couple réalisé en 1434. Cette fois-ci, l’autoportrait est peint dans un miroir (Fig. 11), allusion intéressante à la technique permettant de prendre sa propre personne comme modèle.
.
Il faudra attendre 1450 pour que soit peint le premier portrait dont le visage du peintre sera le seul sujet (11). C’est en tous les cas le premier qui soit parvenu jusqu’à nous. Il ne s’agit pas d’une toile de grande dimension, mais d’un camé où s’est peint Jean Fouquet (Fig.12). Il a indiqué sur l’œuvre son nom, comme si le peintre officiel de Louis XI était incertain de la capacité de la postérité à le reconnaître. En revanche, les attributs du peintre n’apparaissent pas. Il s’agit du portrait d’un homme, pas de celui d’un peintre.
.
Les siècles qui séparent le début du Quattroccento des Lumières voient se poursuivre et évoluer cet art de l’autoportrait. Arrivant au XVIIIe siècle, les artistes vont regarder leur propre image différemment. Qui sont ces peintres qui se prennent pour modèles ? Que veulent-ils exprimer ? Certainement pas uniquement ce que les modèles traditionnels ont en tête en se faisant faire leur portrait.
.
(6) Bonafoux (Pascal), Les peintres et l’autoportrait, Genève, Skira, 1984, p. 19.
(7) Wittkower (Rudolf et Margot), Les enfants de Saturne, psychologie et comportement des artistes de l’Antiquité à la Révolution française, traduit de l’anglais par Daniel Arasse, Paris, Macula, 1995, p. 25.
(8) Kirchner (Thomas), in Gaehtgens (Thomas), Rabreau (Daniel) et Schieder (Martin), L’art et les normes sociales au XVIIIe siècle, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’Homme, 2001, vol. 2, pp. 367-381.
(9) Wittkower, 1995, p. 40.
(10) Vincens-Villepreux (Alicia), Ecritures de la peinture, Paris, PUF, 1994, p. 115.
(11) Bonafoux, 1984, pp. 9-12.
.
Fig. 1
Giorgio Vasari, Giorgio Vasari par lui-même, 1566-1568, huile sur bois, 100,5 x 80 cm, Galleria degli Uffizi, Florence.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 105
Fig. 2
Filippo Lippi, La Dormition et l’Assomption de la Vierge, 1466-1469, fresque, Cathédrale Santa Maria Assunta, Spoleto.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 24.
Fig. 3
Filippo Lippi, Le couronnement de la Vierge, 1439-1447, tempera sur bois, 200 x 287 cm, Galleria degli Uffizi, Florence.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 22.
Fig. 4
Filippo Lippi, La Dormition et l’Assomption de la Vierge, détail, autoportrait de Filippo Lippi, 1466-1469, fresque, Cathédrale Santa Maria Assunta, Spoleto.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 25
Fig. 5
Filippo Lippi, Le couronnement de la Vierge, détail, autoportrait de Filippo Lippi, 1439-1447, tempera sur bois, 200 x 8287 cm, Galleria degli Uffizi, Florence.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 23.
Fig. 6
Raphaël, L’Ecole d’Athènes, 1510-1511, fresque, Stanza della Segnatura, Vatican.
Source : <http://www.artchive.com>, Mark Harden, consulté en juin 2002.
Fig. 7
Raphaël, L’Ecole d’Athènes, Détail : (de gauche à droite) Zoroastre, Ptolémée, Raphaël, Perugin, 1510-1511, fresque, Stanza della Segnatura, Vatican.
Source : <http://www.artchive.com>, Mark Harden, consulté en juin 2002.
Fig. 8
Sandro Botticelli, L’adoration des Mages, 1475, tempera sur bois, 111 x 134 cm, Galleria degli Uffizi, Florence.
Source : <http://www.artchive.com>, Mark Harden, consulté en juin 2002.
Fig. 9
Sandro Botticelli, L’adoration des Mages, détail, autoportrait de Sandro Botticelli, 1475, tempera sur bois, 111 x 134 cm, Galleria degli Uffizi, Florence.
Source : <http://www.artchive.com>, Mark Harden, consulté en juin 2002.
Fig. 10
Jan van Eyck, Les époux Arnolfini, 1434, huile sur bois, 81,8 x 59,7 cm, National Gallery, London.
Source : <http://www.artchive.com>, Mark Harden, consulté en juin 2002.
Fig. 11
Jan van Eyck, Les époux Arnolfini, Détail, autoportrait de Jan van Eyck, 1434, huile sur bois, 81,8 x 59,7 cm, National Gallery, London.
Source : <http://www.artchive.com>, Mark Harden, consulté en juin 2002.
Fig. 12
Jean Fouquet, Autoportrait, vers 1450, Or et émail sur cuivre, 7 cm de diamètre, Musée du Louvre, Paris.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 28.
.
ACADÉMICIENS ET GRAND PUBLIC FACE AU PORTRAIT
.
1° Le portrait, un genre mineur pour l’institution officielle
.
L’Académie royale a eu la volonté de donner des règles à l’art de la peinture qui jusque-là se perpétuait au sein d’une corporation, comme toute autre activité artisanale. La division de la peinture en différents genres a eu de nombreuses conséquences, dont la plus fâcheuse a sans doute été la hiérarchisation et la comparaison de ceux-ci en matière de plus prestigieux ou de plus vulgaire. Il est d’ailleurs bon de préciser que cette hiérarchie des genres avait pour parallèle une certaine hiérarchie sociale face à chaque type de peinture. Pour Thomas Kirchner, « il ne faisait aucun doute pour Félibien que la peinture devait refléter dans chacun de ces genres la réalité sociale correspondante. » (12) C’est-à-dire que la peinture allégorique était destinée aux souverains, la peinture d’histoire n’était digne d’être appréciée que par la noblesse, tandis que la peinture de genre était tout juste bonne à satisfaire l’intelligence moindre de la bourgeoisie.
Dès le XVIIe siècle, l’institution royale ne cachait pas son mépris de l’art du portrait, considéré comme genre mineur de la peinture. André Félibien a donné un jugement sans appel sur ceux qui osaient se consacrer au portrait :
.
« […] Un peintre qui ne fait que des portraits n’a pas encore atteint cette haute perfection de l’art, et ne peut prétendre à l’honneur que reçoivent les plus savants. Il faut pour cela passer d’une seule figure à la représentation de plusieurs ensemble […] » (13)
.
Tous les auteurs du XVIIIe siècle ne seront pourtant pas d’accord avec ce jugement. À la charnière de deux siècles, Roger de Piles considérait qu’un portrait pouvait être tout aussi digne d’intérêt qu’une peinture d’histoire. Il y avait bien sûr une condition à cela, qui fut reprise maintes fois par la suite. Il fallait que l’œuvre ait une morale, que le personnage représenté puisse servir de modèle à la communauté. Tant que ce critère était rempli, le genre importait peu, toute œuvre peinte était digne de reconnaissance. Cette manière de juger se retrouve dans les écrits de l’abbé Du Bos, mais aussi dans ceux de Denis Diderot, qui rédigera l’essentiel de ses écrits esthétiques dans les années 1760.
Le philosophe appréciait Jean-Baptiste Greuze, ce dernier étant pourtant peintre de genre, catégorie que les académiciens dénigraient autant que celle du portrait. Bien sûr, il aurait été difficile à Diderot de ne pas apprécier Le mauvais fils puni (Fig. 13) qui s’inspirait des drames bourgeois que l’écrivain philosophe avait mis au goût du jour. Ce qui est intéressant, c’est que même si le peintre puisait ses sujets dans la vie quotidienne il pouvait faire des œuvres prestigieuses. À partir du moment où l’objectif principal, celui d’édifier le spectateur, était atteint, tous les sujets étaient bons.
Diderot proposait de prendre des modèles de la vie quotidienne, mais il avouera plus tard que cela ne pouvait pas s’appliquer à la peinture d’histoire (14). D’ailleurs, Greuze ne parviendra pas à transposer dans la peinture d’histoire ses idées si appréciées pour ses sujets de genre. Il échouera dans son entreprise au Salon de 1769 avec L’empereur Sévère reproche à Caracalla d’avoir voulu l’assassiner (Fig. 14). Prenant la défense de l’artiste, Thomas Kirchner explique que « le peintre entendait par noblesse une dimension humaine et morale, ses critiques y voyaient un statut social. » (15) On lui reprochera de ne pas avoir su rendre les physionomies avec justesse et surtout de ne pas avoir réussi à assembler les personnages entre eux de manière cohérente (16).
Finalement, la plupart des auteurs de cette époque s’accordaient sur le fait que la peinture d’histoire n’était pas supérieure aux autres genres par son sujet ou sa finalité, mais parce qu’elle incluait tous les autres genres, demandant ainsi au peintre de maîtriser ceux-ci (17). Et il a été reproché à Greuze de ne pas assez maîtriser tous les genres pour pouvoir produire une grande œuvre. Se spécialiser dans un genre précis comme le paysage ou la nature morte c’était être condamné à ne jamais peindre d’événement historique.
.
Malgré les appels à la conciliation, l’Académie royale décidera d’opter pour un point de vue plus radical. En 1745, Le Normant de Tournehem, directeur général des Bâtiments du Roi, voulut redonner sa place privilégiée à la peinture d’histoire. La tâche s’annonçait difficile étant donné que le principal commanditaire de ce genre d’œuvre, l’État, épuisait ses finances dans les guerres et n’avait pas les moyens de venir au secours de l’art.
Les tentatives mises en œuvre pour retourner à la prédominance du grand genre donnèrent tout de même naissance à d’importantes initiatives. En 1748, était créée l’École des élèves protégés. L’objectif était de donner un supplément d’éducation aux élèves qui avaient gagné le prix de Rome. Ce complément de savoir devait permettre aux élus de profiter pleinement de leur séjour romain. Ce serait manipuler cette information que de ne voir dans cette nouvelle institution qu’un moyen de privilégier la peinture d’histoire pour laquelle l’artiste avait besoin de larges connaissances. La réalité était sans doute que les peintres n’avaient plus ce savoir et que le niveau intellectuel général au sein de l’Académie royale était en baisse.
Les académiciens multipliaient les demandes pour un retour au genre historique, cette attitude trahissant à elle seule le fait que ces efforts étaient vains. Le Salon de 1787 accueillit finalement plus de portraits que de compositions historiques. Les prémices de cette situation se trouvent bien tôt dans le siècle. Dès 1769, Louis Petit de Bachaumont écrivait ces mots prémonitoires :
.
« Grâce aux malheureux goût du siècle, le salon ne sera plus insensiblement qu’une galerie de portraits. Ils occupent près d’un grand tiers de celui-ci ! » (18)
.
Heureusement, les détracteurs de la peinture de portrait ne se contentaient pas de critiquer le genre. Ce dernier pouvait trouver grâce à leurs yeux en respectant quelques règles. Le risque majeur était que, par la prolifération de ce genre, la peinture soit à nouveau considérée comme un art mécanique en perdant sa dimension intellectuelle si chèrement acquise. Ainsi, le modèle, s’il était une femme, devait dégager une grande beauté. La seule restriction était de ne pas prendre pour modèle une courtisane, car le sujet participait tout de même du prestige de l’œuvre (19). Cette exigence de beauté et de vertu était imposée par le concours de la tête d’expression, ou prix de la tête d’expression, créé par le Comte de Caylus en 1749.
Les concours, qui se multipliaient à cette époque, avaient pour but de revitaliser l’Académie royale dont on jugeait l’enseignement trop théorique. Pour ce qui est du concours fondé par le Comte de Caylus, il s’agissait d’actrices qui posaient pour les élèves, affichant sur leur visage une expression définie par avance. En 1776, furent créés de nouveaux concours comme le prix du torse initié par Maurice Quentin de La Tour.
.
Qu’en était-il des règles concernant les modèles masculins ? Un homme, pour prétendre à la dignité d’être peint, devait s’être illustré d’une manière ou d’une autre (20). Le but de ces exigences était de donner à tout portrait une raison morale pour être admiré. Il ne fallait pas que l’on pense que l’autosuffisance du modèle était la seule raison de la production de ces œuvres. Il fallait représenter des personnages pouvant servir de modèles à imiter (21).
.
2° Les clients demandeurs de portraits sont de plus en plus nombreux
.
« Au lieu du seul Roi et de quelques grands seigneurs, une multitude de gens vont disposer des moyens de combler leur désir de luxe et de parure. […] Non seulement les financiers proprement dits, mais la bourgeoisie dans son ensemble, participeront à la vie des arts, commanderont des portraits, des décorations, des livres et des estampes […]. » (22)
.
C’est un fait, le portrait du Roi ne pouvait ennoblir le portrait des sujets (23). Qu’est-il advenu de ce genre lorsque celui-ci n’a plus concerné uniquement les Grands de ce monde, les proches de la cour ? La bourgeoisie, voulant s’identifier à la noblesse en s’emparant de ses attributs estompait le fossé séparant les deux classes sociales. Ce public, les modèles potentiels, se moquait bien de toutes les préoccupations théoriques qui devaient élever le statut social du peintre. Nathalie Heinich résume la situation lorsqu’elle souligne que :
.
« Maints amateurs prisaient davantage les genres mineurs. Le portrait, notamment, leur offrait la gratification immédiate d’une image d’eux-mêmes dûment arrangée […]. » (24)
.
Le phénomène le plus marquant de ce siècle était la fin de la domination des Grands de ce monde qui, jusque-là, étaient les seuls à pouvoir prétendre à la dignité de s’immortaliser grâce à une peinture. La conséquence directe de cet engouement pour le portrait a été la multiplication des artistes se spécialisant dans ce genre. On remarque cette augmentation du nombre des portraits à la place grandissante qu’ils occupaient dans les Salons bi-annuels de l’Académie royale. Les deux graphiques de l’Annexe 1 montrent bien cette évolution de la représentation des différents genres au Salon de Paris. Dans ses Mémoires Secrets, Louis Pettit de Bachaumont revient sur ce problème de manière récurrente dans ses introductions aux divers Salons. En septembre 1767, il constate :
.
« On pourroit faire, Monsieur, le même reproche à nos sculpteurs qu’à nos peintres. Ceux-ci exposent beaucoup trop de portraits, & les autres infimement trop de bustes […]. » (25)
.
C’est le côté mercantile de la peinture de portrait qui gênait les académiciens. Et Nathalie Heinich ne se prive pas de rappeler que c’était l’appât du gain qui se cachait derrière la spécialisation d’un grand nombre de peintres non académiciens dans le portrait :
.
« Quant à ses praticiens, ils trouvaient dans ce type de tableaux […] une avantageuse source de revenus, voire une possible reconversion en cas de carence des commandes publiques. Mais cela pouvait aussi ne constituer rien d’autre qu’une pratique alimentaire, un pis-aller. » (26)
.
Une peinture d’histoire est réalisée à la suite d’une commande, en général royale, et le prix, important, récompense des mois de travail pour un résultat qui remplit l’objectif principal de la peinture officielle : édifier le public. Un portrait est produit beaucoup plus rapidement et les peintres les multiplient pour gagner leur vie. Car il n’y avait pas que les peintres membres de l’Académie royale qui réalisaient des portraits. Il est possible de s’appuyer sur les statistiques de l’Annexe 2 pour illustrer ce phénomène. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, ce sont bien les tableaux d’histoire qui sont les plus nombreux et qui sont les mieux rémunérés. Chaque tableau de ce genre était rétribué en moyenne par trois cent cinq livres alors que les portraits n’étaient, en moyenne, payés que deux cent trente livres. Mais il faut bien comprendre que si un peintre voulait réaliser une œuvre historique, il lui fallait y consacrer un temps certain. Le peintre spécialiste des portraits pouvait, dans le même temps, réaliser bien plus d’œuvres et donc rentabiliser son art.
.
Si les peintres de portraits proliféraient dans la plus grande ville de France, c’était grâce à une conjoncture particulièrement favorable aux arts. Au cours du XVIIIe siècle, la capitale des arts est tout doucement transférée de Rome à Paris. Louis Réau explique que :
.
« Le temps de Raphaël et de Michel-Ange était passé ; la concurrence des artistes romains n’avait plus rien de redoutable pour les nôtres qui prenaient conscience de leur supériorité (27). […] L’échec retentissant du Bernin au début du règne personnel de Louis XIV porte un coup décisif au prestige jusqu’alors incontesté de l’art italien. » (28)
.
Au XVIIIe siècle, c’est désormais en France que se concentre la clientèle aisée. Ceci attirera les artistes étrangers dans l’hexagone. Au ban de l’Académie royale, nombre de peintres ne recevront jamais de commandes de grandes œuvres. Il est ainsi tout naturel qu’ils se soient consacrés à l’art du portrait qui attirait une clientèle bourgeoise désormais fière d’afficher son statut social. Car c’étaient bien les bourgeois qui avaient désormais le capital financier nécessaire à l’investissement dans des œuvres d’art. D’ailleurs, il y aura une évolution au cours du siècle. Si les bourgeois ont d’abord tenté de s’immortaliser dans une imitation de l’aristocratie, à la fin du siècle ils se représenteront tels qu’ils sont (29). Il faut bien mesurer l’importance du portrait dans la situation sociale. Michael Müller insiste :
.
« […] Il n’est guère d’autre genre qui soit plus lié à la situation sociale de l’époque où il est réalisé que le portrait, dans lequel des membres de la société se donnent à voir à leurs contemporains. » (30)
.
L’objectif d’un portrait n’est donc pas discutable. Il s’agit bien de se faire représenter pour paraître ce que l’on est réellement où ce que l’on prétend être digne d’être. André Chastel écrit que : « les attitudes convenues ne manquent pas : par sa pose, le modèle indique sa condition, son ambition. » (31) Les nobles et proches de la cour se représentaient pour afficher leur importance dans la société et créer une sorte d’arbre généalogique ponctué de portraits. Pour la bourgeoisie, dont le pouvoir d’achat augmente, il s’agissait de s’assimiler à toutes ces grandes familles dont le prestige ne tenait, la plupart du temps, plus qu’à une particule. Le portrait devenait ainsi le support permettant de faire la propagande d’un statut social tout juste atteint et qui doit être transmis, non pas forcément aux générations futures, mais déjà aux contemporains. Car le portrait peut avoir d’autres implications que celle de figer l’image d’un statut social.
.
Les peintres italiens se spécialisaient dans une certaine représentation de la Haute Société, surtout britannique. En 1714, lord Burlington commence son voyage en Italie, donnant un nouveau souffle à l’intérêt pour l’Antiquité (32). Le Grand Tour devient une part importante de l’éducation des jeunes gens de la gentry britannique ; cet engouement ayant été revivifié par les découvertes d’Herculanum en 1737 et de Pompéi en 1748. Les portraits qui sont réalisés lors de ce voyage ont des caractéristiques particulières.
Le plus célèbre des peintres de portrait de cette période et de ce genre à part était Pompeo Batoni. Dans l’œuvre de 1767, Sir Sampson Gideon avec un ami (Fig. 15), le personnage principal est un jeune anglais de vingt-deux ans effectuant le Grand Tour. Ce qui fait la particularité de ces portraits ce sont les références à l’Antiquité et à un savoir classique. Sur la table on voit distinctement le buste de Minerve inspiré de la Minerve Giustini conservée au Vatican. Et au loin, par la fenêtre, on voit le temple de Vesta de Tivoli. Il ne s’agit pas de représenter un statut social qui apparaît uniquement parce qu’il est déjà acquis de longue date. L’œuvre d’art devient le souvenir, voire la preuve du passage obligé pour un jeune homme de grande famille. Encore une fois, ce n’est pas la postérité qui compte, mais l’approbation des contemporains par le biais de l’imagerie.
.
En France, c’était la bourgeoisie qui tenait donc le haut des commandes de portraits. Elle se laissait représenter en toute simplicité. L’Autoportrait de Jean-Baptiste Greuze (Fig. 16) est très clairement celui d’un bourgeois qui pose. Et tout, dans cette huile sur toile, fait écho au Portait de Georges Wille (Fig. 17) peint par le même artiste. Les deux hommes ont les cheveux poudrés et sont mis de la même manière. Ce sont deux portraits en buste qui laissent apparaître une tenue vestimentaire similaire. Seule différence, sur laquelle il faut revenir chaque fois que l’on est face à un autoportrait, Jean-Baptiste Greuze regarde le spectateur alors que Georges Wille peut se permettre de jeter un regard inspiré hors du cadre de la toile. Le peintre est obligé de fixer le miroir et donc de regarder droit devant lui, tandis que le modèle est libre de poser comme il l’entend.
Il serait possible de multiplier les exemples, rien qu’avec les portraits réalisés par ce même peintre. Dans le Portrait de George Gougenot de Croissy (Fig. 18) et le Portrait de Claude Watelet (Fig. 19), les modèles ont une autre pose, avec chaque fois un livre pour attribut. Mais il s’agit toujours et encore de la même mode vestimentaire et capillaire. L’exemple de ces portraits de Jean-Baptiste Greuze montre combien les commandes de portraits allaient croissant. De plus, dans le même temps, force est de constater le mimétisme entre les modèles qui posent pour le peintre et le reflet du miroir.
3° Le portrait du peintre par lui-même
.
L’augmentation du nombre d’artistes se spécialisant dans l’art du portrait entraîna sans surprise la naissance d’une compétition féroce entre pairs. Les histoires plus ou moins inventées et les scandales dont se régalaient les journaux de l’époque proliféraient. Le plus célèbre de ces scandales concernait deux académiciens réputés, Maurice Quentin de La Tour et Jean-Baptiste Perronneau. Denis Diderot se délectait déjà des faits et les frères Goncourt reviendront sur l’épisode au siècle suivant. Jean-Baptiste Perronneau était alors un jeune peintre qui se consacrait au pastel. Sa réputation était moindre face du grand maître de cette technique, Maurice Quentin de La Tour. Le succès du jeune élève finit par inquiéter le roi des pastellistes. Ce dernier décida donc de jouer un petit tour à son rival. Il alla lui demander de peindre son portrait. Par humilité, Jean-Baptiste Perronneau refusa et l’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais Maurice Quentin de La Tour insista et obtint satisfaction. Tandis que le jeune peintre s’appliquait à son œuvre (Fig. 20), le modèle réalisa dans le plus grand secret un autoportrait (Fig. 21). L’objectif était évidemment de voir exposées les deux œuvres au Salon de 1750. Et Maurice Quentin de La Tour obtint le résultat escompté. Son œuvre fut la plus appréciée et le jeune Jean-Baptiste Perronneau fut humilié. Denis Diderot écrivait alors :
.
« Eh ! ami La Tour, n’était-ce pas assez que Perronneau te dît : “Tu es le plus fort” ; ne pouvais-tu être content, à moins que le public ne te le dît aussi ? Eh Bien ! il fallait attendre un moment, et ta vanité aurait été satisfaite, et tu n’aurais point humilié ton confrère. À la longue, chacun a la place qu’il mérite […]. » (33)
.
Voici donc, au Salon du milieu du siècle, deux œuvres qui s’affrontent. Il pourrait sembler qu’elles appartiennent au même genre, celui du portrait. Et pourtant, l’autoportrait est une catégorie spéciale de la peinture. Ce n’est pas uniquement grâce à son excellence technique que le maître du pastel réussit à emporter l’adhésion du public. Qu’a donc un autoportrait de si fascinant et de si particulier ? Ne s’agit-il que de laisser l’image du peintre à la postérité ? Il y a bien plus derrière ces miroirs peints. Nous constatons déjà des divergences entre les deux genres lorsque nous possédons le portrait d’un peintre réalisé par un pair et l’autoportrait de ce même artiste. Dans le cas qui vient d’être cité, la pose est la même dans les deux œuvres. Maurice Quentin de La Tour se tourne de trois quarts vers le peintre ou le miroir. Il se tient tel un noble, avec sa perruque poudrée et son habit de riche bourgeois.
Les différences sont évidemment plus intéressantes. D’abord, l’image de l’artiste, dans l’autoportrait, est inversée. Il s’agit peut-être de l’effet d’inversion du miroir. Il se pourrait bien aussi que, sachant que les deux toiles seraient exposées côte à côte, La Tour ait voulu donner un certain effet à la confrontation. Mais surtout, il y a cette impression que nous avons affaire à un homme représenté à différents âges de sa vie. Il n’y a rien en commun entre le bon vivant de l’œuvre de Jean-Baptiste Perronneau et l’homme svelte et alerte de l’autoportrait. La question qui se pose est de savoir qui il faut croire ? Le portrait réalisé par le jeune pastelliste a-t-il fait l’objet des ricaneries du public pour son manque de ressemblance ? Il est vrai que la dextérité du grand maître du pastel n’est pas à remettre en question. Mais son miroir reflétait-il véritablement cette fraîcheur et cette jeunesse ?
Il faut faire attention de ne pas tout baser sur la question de la ressemblance. Certains auteurs, comme Denis Diderot, ont d’ailleurs mis en cause les portraits qui ne se contentaient que de chercher à imiter la réalité. Tout comme les autoportraits, les portraits devaient savoir aller au-delà de la représentation du visible afin d’être dignes de considération.
.
Il n’en reste pas moins que le peintre est libre de représenter ce qu’il veut dans un autoportrait. Il est capable de s’idéaliser lui-même pour laisser à la postérité l’image d’un peintre séducteur plutôt que l’idée d’un artiste embourgeoisé. Cet autoportrait est loin de celui réalisé par Maurice Quentin de La Tour en 1735 (Fig. 22). Pour ce dernier, il pose, tourné de trois quarts, assis sur une chaise. Ses cheveux sont couverts par un large morceau de tissu. Il regarde le spectateur en esquissant un sourire malicieux. Il n’est pas devant une feuille prêt à peindre au pastel. Pourtant il tient un crayon à pastel à la main. Il donne l’impression de concéder au spectateur un instant, de s’arrêter de travailler le temps de saisir le reflet du miroir. Il est bien plus jeune et pourtant, déjà, il regarde le spectateur avec une certaine suffisance. À qui est destiné l’autoportrait ? Au visiteur du Salon de Paris ou à la postérité ?
.
(12) Kirchner, in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, p. 367.
(13) Félibien, in Lichtenstein, 1997, p. 606.
(14) Kirchner, in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, pp. 367-381.
(15) Ibid, p. 375.
(16) Diderot et Greuze, actes du colloque de Clermont-Ferrand, novembre 1984, réunis par Antoinette et Jean Ehrard, Adosa, 1984, pp. 97-105.
(17) Lichtenstein, 1997, p. 592.
(18) Bachaumont (Louis Petit de), in Fâré (François), Les Salons de Bachaumont, Jacques Laget, Librairie des Arts et Métiers, 1995, p. 14.
(19) Chatelus (Jean), Peindre à Paris au XVIIIe siècle, Nîmes, Jacqueline Chambo, éditions, 1991, pp. 161-175.
(20) Chatelus (Jean), Peindre à Paris au XVIIIe siècle, Nîmes, Jacqueline Chambo, éditions, 1991, pp. 161-175.
(21) Pommier (Edouard), Théories du portrait de la Renaissance aux Lumières, Paris, Gallimard, 1998, p. 24.
(22) Bersier (Jean), La gravure, les procédés, l’histoire, Paris, Berger-Levrault, 1990, p. 225
(23) Pommier, 1998, pp. 229-235
(24) Heinich, 1993, p. 58.
(25) Bachaumont, in Fâré, 1995, p. 8.
(26) Heinich, 1993, p. 86.
(27) Réau (Louis), Histoire de l’expansion de l’art français, Paris, Henri Laurens éditeur, 1933, p. 119.
(28) Réau (Louis), Histoire de l’expansion de l’art français, Paris, Henri Laurens éditeur, 1933, p. 119.
(29) Honour (Hugh), Le néo-classicisme, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanel Dauzat, Paris, Le livre de Poche 1998.
(30) Müller (Michel), in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, vol. 2, 2001, p. 383.
(31) Chastel (André), L’Art français. Ancien Régime, 1620-1775, Paris, Flammarion, 1995, p. 302.
(32) Gaehtgens et Pomian, 1998, p. 58.
(33) Cité par la page Internet du Musée Antoine Lécuyer, texte écrit par Christine Debire, site créé en 1997 et consulté en juin 2002, http://www.axonais.com/saintquentin/musee_lecuyer/caractere2.html#3.
.
Fig. 13
Jean-Baptiste Greuze, Le mauvais fils puni, 1778, huile sur toile, 130 x 163 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : <http://gallery.euroweb.hu/index.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 14
Jean-Baptiste Greuze, L’empereur Sévère reproche à Caracalla d’avoir voulu l’assassiner, 1769, huile sur toile, 124 x 160 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : <http://gallery.euroweb.hu/index.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 15
Pompeo Girolamo Batoni, Sir Sampson Gideon avec un ami, 1767, huile sur toile, 275,6 x 189 cm, The National gallery of Victoria, Australia.
Source : <http://www.ngv.vic.gov.au/european/em_ipa00165.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 16
Jean-Baptiste Greuze, Autoportrait, 1785, huile sur toile, 73 x 59 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : <http://gallery.euroweb.hu/index.html>, consulté en juin 2002
Fig. 17
Jean-Baptiste Greuze, Portrait de Georges Wille, 1763, huile sur toile, 59 x 49 cm, Musée Jacquemart André, Paris.
Source : <http://gallery.euroweb.hu/index.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 18
Jean-Baptiste Greuze, Portrait de George Gougenot de Croissy, 1758, huile sur toile, 81 x 64 cm, Musées Royaux des Beaux-Arts, Belgique.
Source : <http://gallery.euroweb.hu/index.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 19
Jean-Baptiste Greuze, Portrait de Claude Henri Watelet, 1763, huile sur toile, 115 x 88 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : <http://gallery.euroweb.hu/index.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 20
Jean-Baptiste Perronneau, Portrait de Maurice Quentin de La Tour, 1751, pastel sur papier.
Source : <http://www.axonais.com/saintquentin/musee_lecuyer/caractere2.html#3>, consulté en juin 2002
Fig. 21
Maurice Quentin de la Tour, Autoportrait, portant un jabot, 1751, pastel sur papier, 64 x 53 cm, Musée de Picardie, Amiens.
Source : Cinq cents autoportrait, Paris, Phaidon, 2000, p. 207.
Fig. 22
Maurice Quentin de La Tour, Autoportrait, 1735, pastel sur papier, 61,5 x 50,5 cm, Galleria degli Uffizi, Florence.
Source : Cinq cents autoportrait, Paris, Phaidon, 2000, p. 206.
.
LE PEINTRE FACE À SON MIROIR
.
1° L’autoportrait, une peinture dont le miroir est l’objet central
.
Dans ses Conseils pour la peinture du portrait qu’Élisabeth Louise Vigée-Lebrun a rédigés à l’attention de sa nièce Madame Tripier-Le Franc, l’artiste proposait une utilisation originale du miroir. Il s’agissait bien d’intégrer cet objet dans le processus de création d’un portrait autre que celui du peintre par lui-même. Elle préconisait de placer un miroir derrière le peintre. En se retournant, l’artiste pouvait ainsi voir se refléter le modèle et le comparer à sa peinture (34). Élisabeth Vigée-Lebrun est loin d’avoir été la première à considérer le miroir comme une peinture d’excellence ; Léonard de Vinci se faisait déjà cette remarque :
.
« Le miroir à superficie plane contient la vraie peinture en sa surface et la peinture parfaite exécutée sur la superficie d’une matière plane est semblable à la surface d’un miroir. » (35)
.
Ce conseil intéresse beaucoup celui qui cherche à comprendre de quelle manière est réalisé un autoportrait.
Bien sûr, la technique n’a rien de bien compliqué. Tout est en fait résumé dans l’Autoportrait de Johannes Gumpp (Fig. 23). Le peintre regarde le reflet de son miroir tandis que sa main transpose cette image sur la toile. Le peintre réalise ici une prouesse. Il peint en fait trois autoportraits en un. D’abord, celui qui se reflète sur le miroir. Ensuite, celui sur la toile qui d’ailleurs regarde déjà le spectateur. Et enfin, le peintre debout en train de travailler, vu du dos. Finalement, si l’on excepte le fait que l’image qui se reflète dans le miroir est inversée par rapport à la réalité, il ne semble pas y avoir de grandes différences entre un autoportrait et un simple portrait.
.
Le conseil d’Élisabeth Vigée-Lebrun est précieux dans le sens où d’après ce qu’elle dit, l’image qui se reflète dans le miroir serait une garantie de la ressemblance de l’image sur la toile. L’image qui est sur le miroir serait ainsi comme un tableau que personne n’aurait peint et si l’artiste arrivait à approcher la perfection de ce reflet, alors le tableau serait réussi. Il pourrait être déduit que le peintre qui réalise son propre portrait ne fait que copier un tableau qu’il n’a pas réalisé, le reflet du miroir. Évidemment, le procédé est bien plus complexe que cela. Il existe une véritable recherche, une réflexion précédant la réalisation d’un autoportrait.
Maniériste, Parmigianino réalise, à l’âge de vingt ans, l’Autoportrait au miroir convexe (Fig. 24). Non seulement il réalise son autoportrait à partir d’un miroir convexe, mais le support du tableau est lui aussi de forme convexe. Il s’agit là, bien sûr, d’une reproduction de la réalité, de ce que voit véritablement le peintre dans son miroir. Mais la mise en scène exprime bien plus. Le peintre s’observe, reproduit chaque détail, dans la volonté de montrer son talent, de se peindre artiste de génie sans même aucune allusion à son métier, aux attributs de sa discipline.
.
Cette technique impose une contrainte à celui qui l’utilise. Cette obligation a déjà été remarquée dans les œuvres citées de Raphaël et de Sandro Botticelli. Si les regards des autres personnages de la composition peuvent être dirigés dans n’importe quelle direction, celui du peintre qui regarde le miroir ne peut que regarder le spectateur de face. Du moins, c’est l’impression qui reste une fois l’œuvre terminée et le miroir enlevé. C’est désormais celui qui regarde l’œuvre que le peintre observe. À elle seule, cette contrainte technique semble ouvrir un questionnement philosophique qui pourrait prendre l’autoportrait pour objet. Que regarde le peintre ? Qui le peintre regarde-t-il ?
Peut-être y a-t-il des autoportraits dans lesquels le but final de l’artiste est bien d’interroger le spectateur. Comment ne pas imaginer que Jean-Baptiste Greuze voulait en effet interroger le regard du visiteur dans son Autoportrait (Fig. 25) de 1800 ? Solennellement, paré de ses plus beaux atours, il s’arrête un instant, lève son crayon de la toile et fixe celui qui l’observe. Ce n’est pas ici simplement un regard qui scrute le miroir. Le peintre a transmis une intensité plus profonde dans ses yeux. Nul sourire malicieux, nulle volonté de se représenter sur le vif : cet autoportrait a été réfléchi, travaillé, le spectateur est touché.
Dans d’autres cas, ce n’est qu’une illusion qui s’empare de l’observateur et le peintre n’a pas pu faire autrement que de fixer celui qui le regarde. Voici une interaction entre différents acteurs qui est bien difficile à exprimer en toute simplicité par des mots. Peut-être Pascal Bonafoux y est-il arrivé en écrivant : « Le peintre peint qui regarde, qui se regarde. Le miroir éludé, le portrait me regarde. » (36)
.
Il est nécessaire de s’attacher à décrypter les intentions des peintres qui réalisent leur propre portrait. Il faut bien commencer par avouer qu’il existe des raisons uniquement pratiques à l’utilisation de sa propre image comme modèle. Et tout d’abord, le modèle qui se reflète dans le miroir est toujours disponible et gratuit. Pour honorer les commandes de ceux qui veulent immortaliser leur image, il faut se plier au bon vouloir du client qui ne peut pas consacrer ses journées à poser. Le peintre n’est pas libre de choisir le meilleur moment, celui où son inspiration est à son maximum. La liberté que le peintre devrait avoir de choisir le moment où l’inspiration lui permettrait de créer la meilleure œuvre possible est d’une grande importance. C’est ce que souligne Charles-Antoine Coypel, directeur de l’Académie et premier peintre du roi, dans une lettre adressée à Philibert Orry, nommé directeur des Bâtiments, Arts et Manufactures en février 1739. Il n’est pas question pour l’auteur de cette lettre de s’entretenir sur les avantages de l’autoportrait. Malgré tout, cet extrait donne un bon éclairage sur ce à quoi aspiraient les peintres qui affirmaient leur nouveau statut social, aspirations que l’on retrouve dans le mécanisme de création des portraits d’artistes par eux-mêmes :
.
« Je prends la liberté de vous supplier, Monseigneur, de trouver bon que je ne travaille qu’autant que je serai entraîné par la force de l’imagination ; je ne puis traiter la peinture autrement. Je veux tâcher de vous donner de bonnes choses, et les bonnes choses ne se font pas à tout instant ; je plains le sort de ceux qui le croient ou qui sont obligés de produire tous les jours, et qui se trouvent dans la malheureuse nécessité de produire du beau, à jour nommé, ainsi qu’on promet un habit. Enfin, Monseigneur, si vous me permettez de dire ce que je pense de la peinture, je l’admire comme occupation, je la déteste comme profession. Cet aveu que je prends la liberté de vous faire vous engage encore plus à ne me rien passer. On doit moins pardonner de fautes à celui qui ne s’occupe que dans l’espérance de produire du beau qu’à ceux qui sont obligés de travailler pour acquérir l’utile. » (37)
.
Pour le portrait d’un commanditaire, le peintre est obligé d’attendre que ses clients veuillent bien venir s’asseoir face à lui. Il est facile d’imaginer toutes les contraintes qui en découlent. La plus évidente est de faire en sorte que le modèle ne bouge pas pendant plusieurs heures. Si le modèle a le désir d’être figé pour l’éternité dans une pose choisie, il est rarement en mesure de garder cette pose pendant plus d’une heure ou deux.
.
Il faut aussi penser à la gratuité du modèle lorsque le peintre se peint lui-même. Et ceci parce que le peintre ne fait pas que répondre à des commandes. Pour se perfectionner il doit sans cesse s’entraîner, expérimenter de nouvelles techniques, affiner son regard et son art. Pour ce faire il a besoin de modèles qui ne veulent pas accrocher le résultat de la pose dans leur salon, mais qui acceptent de rester des heures dans l’atelier du peintre simplement pour que celui-ci puisse former ou améliorer sa main. À l’Académie royale, des modèles posaient, cela faisant partie du cycle de formation. Mais tous ceux qui n’y étaient pas acceptés devaient payer des modèles pour pouvoir maîtriser l’anatomie humaine sans quoi le peintre était obligé de se cantonner dans la peinture de paysage ou de nature morte.
La disponibilité du modèle est donc un critère essentiel lorsqu’un peintre choisit de réaliser une peinture à partir de son propre reflet dans le miroir. Il suffit que l’artiste ait justement envie de tenter une nouvelle expérience, de trouver un thème pour une de ses peintures, ou qu’il n’ait pas le temps ou l’argent nécessaire pour faire poser un modèle. Le plus simple est alors de se peindre soi-même. Ainsi, le peintre peut-il passer autant d’heures qu’il veut pour réaliser son œuvre, faire son expérience, sans que cela ne lui coûte un sou. Après tout, le peintre doit être sûr de son habileté à copier un modèle vivant. Il serait fort maladroit de se mettre à peindre une grande dame ou un grand seigneur et de passer à côté de la ressemblance par manque d’entraînement.
.
On sera tenté de supposer que les peintres ont pris leur reflet pour modèle lors d’expériences ou d’exercices de dessin. Il existe bien des autoportraits dessinés, mais si ceux-ci nous sont parvenus, c’est que l’expérience était concluante. La plupart des dessins réalisés à partir du reflet dans le miroir pour des raisons pratiques ont dû être détruits. Élisabeth Louise Vigée-Lebrun, qui a réalisé un nombre considérable d’autoportraits durant sa vie, en a laissé quelques-uns dessinés. Celui réalisé à la craie rouge entre 1785 et 1786 (Fig. 26) est une étude pour le futur Autoportrait avec Julie (Fig. 27) présenté en 1786. Sur le dessin préparatoire, on voit uniquement une étude de la tête de l’artiste. À la place du visage de sa fille, un blanc est laissé. L’artiste se concentre sur son faciès. L’Autoportait (Fig. 28) qu’elle a dessiné aux alentours de 1800 est plus difficile à replacer dans le catalogue de l’artiste. D’abord, il ne nous est pas parvenu d’autoportrait peint d’Élisabeth Vigée-Lebrun qui serait la preuve que ce dessin était une étude préparatoire. Pourquoi l’artiste se serait-elle donnée tant de mal pour un dessin si elle ne voulait pas l’utiliser pour une œuvre peinte ? Peut-être a-t-elle voulu l’offrir à un ami ou s’exercer pour un portrait autre que le sien ?
Ces deux exemples posent des problèmes différents. Le second reste une énigme quant à sa finalité. Le premier est la preuve que le peintre réalisait des études avant de peindre ses autoportraits à l’huile. Où sont les autres esquisses ? Ne voulait-elle que laisser la perfection à la postérité ? Ou tout simplement, détruisait-elle ses esquisses pour les futurs autoportraits comme celles pour les autres tableaux ?
.
2° Mise en scène des autoportraits
.
Lorsque l’on voit l’aspect pratique de l’autoportrait, une chose ressort, un mot doit être prononcé plusieurs fois : ressemblance. N’est-ce pas le but de tout portrait et donc de tout autoportrait que de transmettre à la postérité l’image la plus ressemblante possible du modèle ? Il serait malheureux que les gens qui connaissaient le modèle vivant ne puissent pas reconnaître la personne une fois peinte. Serait-ce toujours un portrait, ou cela deviendrait-il une œuvre d’imagination ? L’autoportrait va ainsi servir aux peintres pour un but bien précis. Comment convaincre un client potentiel que le peintre est capable de reproduire sur la toile avec d’infimes détails les traits d’un modèle ? En montrant des œuvres à peine achevées ? Si le client ne connaît pas la personne en chair et en os, cela ne servira à rien. À bien y penser, il y aurait un moyen pour l’artiste de montrer un portrait et dans le même temps d’avoir le modèle vivant toujours disponible pour que la comparaison puisse s’effectuer. En réalisant son autoportrait, le peintre aura toujours dans son atelier une toile, un portrait et son modèle afin que le client puisse juger de la capacité de l’artiste de peindre de façon ressemblante d’après le modèle vivant.
Heureusement, les autoportraits n’avaient pas que cette utilité et la ressemblance du visage n’a pas empêché une plus grande profondeur de signification de ces œuvres, surtout à travers le regard. Car « le regard que sur la toile le peintre peint est celui du peintre qui regarde, il est le regard qui, il y a quelques instants, épiait le miroir. » (38)
.
Intéressant jeu d’échos entre le regard sur la toile, celui du miroir et celui du peintre. Après, seulement, viendra se rajouter le regard du spectateur. Ce portrait du peintre par lui-même intrigue forcément, car il semble pouvoir fournir de nombreux renseignements sur l’identité et le caractère de l’artiste. Il nous regarde, il veut nous dire quelque chose. Il est bien sûr capital de décrypter tous les signes qui, rien que sur la façon dont le peintre a représenté son visage, peuvent nous renseigner sur son identité.
Il ne faudrait pourtant pas faire trop confiance aux autoportraits, ne pas tomber dans le piège qui serait de vouloir à tout prix mettre en relation la vie et le caractère de l’artiste avec ce qu’il peint. Bien sûr, on pourrait s’adonner à cet exercice dans le cadre particulier des autoportraits. Pourtant, le peintre a pu y représenter ce qu’il voulait laisser de lui à la postérité, que ceci soit la réalité ou une fantaisie. Il sera donc difficile, désormais, de faire confiance à ce portrait du peintre par lui-même qui finalement n’est peut-être pas si ressemblant que ça. Il faudra faire une différence entre ce que le portrait donne à dire et ce qu’il donne à voir, car « ce que le portrait du peintre par lui-même donne à voir c’est le regard même ; et ce qu’il donne à dire est d’un tout autre domaine de récits et d’anecdotes. » (39) L’autoportrait n’aurait alors d’intérêt que si la vie de l’artiste était bien connue.
.
Et pourtant, Gérard Mourgue trouve le moyen de contourner la duperie qui ferait prendre un autoportrait pour la réalité biographique :
.
« Leur vérité était donc dans leur travail plus que dans leurs traits, puisqu’ils ont pu truquer les uns, mais non pas l’autre […]. » (40)
.
Donc, si dans un autoportrait, le visage de l’artiste, son expression, et tout ce qui l’entoure peut-être sujet à caution, pour réaliser même la plus fausse des images, le peintre aura utilisé sa technique propre qu’il ne peut pas et ne voudra pas masquer. Pourrait-on confondre l’autoportrait de Watteau avec son ami (Fig. 29) avec autre chose qu’une œuvre de Watteau ? Watteau s’est représenté avec Jean de Julienne qui tient ici un violoncelle. Watteau tient sa palette à la main et sur la toile, vient d’esquisser une femme. Il ne nous en reste qu’une gravure réalisée par Tardieu, ceci ne modifiant en rien l’importance de cette œuvre. Le personnage qui est identifié comme un autoportrait de l’artiste est peut-être ressemblant, mais peut-être pas. L’œuvre, dans tous les cas, est bien celle du maître. On reconnaît le style de l’artiste et surtout le genre qu’il a contribué à rendre officiel, celui des « fêtes galantes ». Ce n’est pas l’autoportrait qui permet d’identifier le peintre, le reste de la toile suffirait à retrouver le nom de son auteur.
.
Maintenant que seul le style compte et qu’aucune confiance n’est accordée à ce que le peintre a montré de lui-même, faut-il suivre la conclusion de Gérard Morgue en affirmant que :
.
« L’autoportrait le plus fidèle d’un artiste, c’est peut-être une de ses œuvres où il ne s’est pas représenté lui-même ? » (41)
.
Il serait possible d’aller aussi loin dans la recherche de la vérité. Ou alors, nous pourrions retomber dans le vieux poncif qui laisse croire que chaque peinture d’un artiste est en quelque sorte un autoportrait. Entre le modèle et sa représentation sur la toile, que celui-ci soit réel ou imaginaire, animé ou pas, il y a toujours la main de l’artiste qui imprègne l’œuvre d’une part de lui-même. Le génie est un esprit créateur qui sert de médium entre la nature et la sélection qu’il faut y faire pour composer l’image parfaite. Le peintre découvre la beauté dans la réalité visible (42). Il serait alors ici question d’idéalisation. Il faudra aborder ce sujet plus tard. Pour l’instant, serait-il possible de conclure que l’autoportrait ne fait que donner un visage à un style ? Il est évident que chaque peintre qui a légué de nombreuses œuvres à la postérité possède un style propre qu’il est plus ou moins facile de qualifier et d’analyser.
.
3° L’autoportrait a son mythe d’origine qui transparaît dans toute œuvre de ce type
.
En guise de transition entre les facettes techniques et les problèmes pragmatiques posés par l’autoportrait, il serait bon de faire un petit détour par la mythologie qui entoure ces œuvres si particulières. Il a été dit précédemment que chaque peinture serait une sorte d’autoportrait du peintre. Mais aussi, l’autoportrait n’est-il pas propos sur la Peinture ? C’est, entre autres, Pascal Bonafoux qui conclut que le peintre qui se peint, peint la Peinture même (43). Le peintre qui peint son reflet, non seulement pratique son art, mais, en le faisant, applique ses connaissances à la réalisation du portrait du réalisateur. La peinture sert ainsi à traduire sur la toile les traits de son créateur. Il faut, pour comprendre cette pensée, partir de la vision que Leon Battista Alberti avait de la naissance de la Peinture.
Pour lui, tout a commencé lorsque Narcisse est tombé en pâmoison devant son reflet sur les eaux d’un lac (44). Narcisse donne naissance à la peinture en appréciant et admirant un chef-d’œuvre de la nature. Et c’est bien la nature que les peintres veulent peindre sur leur toile. Qu’une œuvre peinte imite fidèlement le réel ou qu’elle l’idéalise, le but est toujours de s’attirer l’approbation du public. Ce qui est intéressant est évidemment qu’avec le mythe de Narcisse, la Peinture est née d’un autoportrait.
.
La signature joue également un rôle important dans l’élévation du statut social de l’artiste. Son apparition fait de l’image une œuvre d’art à part entière et désigne l’auteur comme son fabricant. Il y a donc soudain une individualité de l’attribution et une différenciation des œuvres et de leurs créateurs par le style. Enfin, avec l’ouverture du marché de l’art, il va y avoir une demande d’identification rapide des œuvres, ce à quoi la signature contribue (45).
Qu’est-ce qui fait la différence entre un portrait et un autoportrait ? Il n’y a que le préfixe qui change, et pourtant cela a son importance. N’est-ce pas la signature que le peintre appose sur la représentation de sa propre image qui donne son auto au portrait ? Un autoportrait sans signature ne serait-il pas qu’un simple portrait ?
C’est Alice Vincens-Villepreux qui s’est attelée à étudier l’importance de la signature sur les œuvres d’art. Elle consacre notamment un passage de son livre sur la relation entre l’autoportrait et la signature du peintre : « La signature est souvent de l’ordre allégorique, mais pour l’autoportrait elle est aussi de l’ordre symbolique alors même qu’elle parachève l’ipséité. » (46) Il faut entendre le sens du mot « ipséité » comme le caractère d’un être conscient qui n’est réductible qu’à lui-même. Il y a réciprocité d’intérêt entre la signature et l’autoportrait. L’un donne un nom à un visage alors que l’autre donne un visage au nom. Pourtant, tout ce sens qui est donné à cette interdépendance entre l’œuvre et sa signature ne fonctionne que si l’on est sûr de l’identité de la personne représentée. Pascal Bonafoux renchérit :
.
« Un portrait implique que traits et nom concordent, s’accordent l’un à l’autre ; il ne saurait y avoir de portrait du peintre par lui-même si la reconnaissance est impossible. » (47)
.
Une signature sur un portrait dont on ne connaît pas l’identité du modèle n’en fait pas un autoportrait. Généralement il est facile de mettre fin à toute discussion en observant des portraits de peintres réalisés par d’autres artistes. Pourtant, combien de fois le titre d’un tableau finit-il par devenir un autoportrait supposé ? C’est le cas pour l’autoportrait présumé de François Boucher : Autoportrait au chevalet (Fig. 30). Il serait évidemment intéressant que ce dernier soit bel et bien ce que l’on suppose qu’il est : le peintre est montré en plein travail et ne regarde même pas le miroir qu’il aurait pris pour modèle. Mais nul interprète ne s’aventure à affirmer qu’il s’agit bien du peintre peint par lui-même. Le catalogue d’exposition consacré à l’artiste à l’occasion d’une exposition à Paris en 1986 revient sur le fait que cette œuvre ne serait pas un autoportrait. Et les auteurs de ce catalogue de conclure ceci en observant le personnage représenté, trop jeune pour être Boucher (48).
.
Bien entendu, comme pour toutes les autres œuvres d’art, les autoportraits soulèvent parfois des incertitudes. Par exemple, en 1780, Marie-Victoire Lemoine peint une allégorie de la peinture. Comme il est précisé dans l’ouvrage dirigé par Liana De Girolami Cheney, les spécialistes ne sont toujours pas d’accord pour conclure avec certitude qu’il s’agit d’un autoportrait (49).
.
(34) Vigée-Lebrun (Elisabeth Louise), Conseils pour la peinture du portrait, La Rochelle, Rumeur des Anges, 1997, p. 9.
(35) Léonard de Vinci, in Bonafoux, 1984, p. 19.
(36) Bonafoux, 1984, p. 14.
(37) Coypel (Charles-Antoine), in Heinich, 1993, p. 205
(38) Bonafoux, 1984, p. 15.
(39) Bonafoux, 1984, p. 15.
(40) Brusseaux (Odile), Le peintre et son miroir, Grenoble, Roissard, 1975, p. 11.
(41) Brusseaux (Odile), Le peintre et son miroir, Grenoble, Roissard, 1975, p. 11.
(42) Pommier, 1998, pp. 48-54.
(43) Bonafoux, 1984, p. 16.
(44) Lichtenstein, 1997, p. 57.
(45) Heinich, 1993, p. 112.
(46) Vincens-Villepreux, 1994, p.99.
(47) Bonafoux, 1984, p. 15.
(48) François Boucher, 1703-1770, cat. expo Galeries nationales du Grand Palais, Paris, septembre 1986-janvier 1987, RMN, pp. 153-155.
(49) Cheney (Liana De Girolami) ; Faxon (Alicia Craig) et Russo (Kathleen Lucey), Self-portraits by Women Painters, Singapore, Ashgate, 2000, p. 126
.
Fig. 23
Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646, huile sur toile, 89 cm de diamètre, Galleria degli Uffizi, Florence.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 164.
Fig. 24
Parmigianino, Autoportrait au miroir convexe, 1523, huile sur bois, 24,4 cm de diamètre, Kunsthistorisches Museum, Vienne.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 76.
Fig. 25
Jean-Bapiste Greuze, Autoportrait, 1800, huile sur bois, 52,5 x 45,5 cm, Musée des Beaux-Arts, Marseille.
Source : Cinq cents autoportrait, Paris, Phaidon, 2000, p. 241.
Fig. 26
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Etude pour un autoportrait, 1785-86, craie rouge, 43 x 38 cm, Collection privée.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 27
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait avec Julie, 1786, huile sur toile, 105 x 84 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 28
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait, 1800, dessin, Pierpont Morgan Library, New York City.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 29
Tardieu, Assis auprès de toi, d’après Watteau, XVIIIe siècle, gravure.
Source : Watteau, 1684-1721, cat. expo Galeies nationales du Grand Palais, octobre 1984-janvier 1985, Paris, RMN.
Fig. 30
François Boucher, Autoportrait présumé de François Boucher, XVIIIe siècle, huile sur toile, Collection privée
Source : <http://www.hearts-ease.org/cgi-bin/index_g.cgi>, consulté en juin 2002
.
L’AUTOPORTRAIT : ENTRE INTROSPECTION ET AUTOBIOGRAPHIE DE L’ARTISTE
.
« Quand ils faisaient leur portrait, c’était en se regardant dans un miroir sans songer qu’ils étaient eux-mêmes un miroir. » Paul Eluard
.
1° Duplication et gravure des autoportraits
.
En songeant notamment aux nombreux portraits des reines et des rois de France, on constate qu’en général ils n’étaient pas destinés à rester des exemplaires uniques. Les copies servaient principalement à diffuser l’image du modèle à travers les autres cours d’Europe. Comme toujours, liés l’un à l’autre, l’autoportrait, comme le portrait, a aussi connu cette fonction. Ce dernier ne se limitait pas à être copié pour les Grands des cours européennes. Les copies servaient aussi de cadeau pour des amis proches (50).
Il est une artiste du XVIIIe siècle qui a réalisé nombre de copies de ses propres portraits, c’est Élisabeth Vigée-Lebrun. Il ne s’agissait pas ici de faire ce qu’un peintre comme Rembrandt avait voulu faire en multipliant les images de lui-même. Ce dernier avait peut-être l’intention de figer le temps, les différents moments de sa vie, afin de se souvenir, quand le temps serait passé, de la copie originelle. Les copies d’Élisabeth Vigée-Lebrun sont bien des reproductions, à profusion, d’une même toile. Envoyait-elle ces copies à ses amis et à ses connaissances européennes ? Certainement. C’est bien la première explication que l’on peut donner à la multiplication de ces images. Michael Müller affirme qu’« il existe des indications précises montrant que l’échange de portraits entre amis et pairs se développa durant la première moitié du siècle et stimula considérablement la production de portraits. » (51)
Élisabeth Vigée-Lebrun a commencé à copier ses autoportraits dès le début de sa carrière. À vingt-six ans, en 1781, elle a réalisé deux copies d’un Autoportrait (Fig. 31-32-33) dont le modèle originel est aujourd’hui dans une collection privée parisienne. Les trois exemplaires, réalisés la même année, sont en tous points pareils. Le visage évidemment tourné vers le spectateur, Élisabeth Vigée-Lebrun porte un chapeau à plume. Ses cheveux, non poudrés, sont ouverts et tombent sur ses épaules. Le châle repoussé en arrière dévoile une chemise blanche interrompue par un nœud en tissu rouge autour du cou et une ceinture de même aspect autour du ventre. Ce n’est pas l’artiste qui est représentée ici, mais la femme dans toute la fraîcheur de sa jeunesse. Il est difficile de suivre la trace de ces autoportraits une fois terminés et de savoir à qui étaient destinées ces nombreuses copies. Il devait y avoir une finalité pour ces reproductions, en tous les cas une autre fin que celle de se représenter maintes fois exactement pareille par simple narcissisme.
.
On comprend mieux pourquoi l’Autoportrait de 1790 (Fig. 35) a été copié à plusieurs reprises. Tournée de trois quarts vers le spectateur, Élisabeth Vigée-Lebrun a les cheveux noués sous un large morceau de tissu blanc, même tissu qui est repris pour faire office de foulard autour de son cou. C’est toujours une jeune femme qui est représentée, sans ses attributs de peintre. Mais son regard et son visage donnent une plus grande impression de sérieux. Il s’agit d’un autoportrait réalisé pour la galerie des portraits de peintres du Musée des Offices de Florence. Cette œuvre symbolise un moment important de la carrière de l’artiste, une reconnaissance officielle. Les plus éminents peintres ont reçu commande pour que leur autoportrait soit accroché dans la galerie des Offices. Il y a eu, entre autres, Lucas Cranach, Raphaël, Le Primatice, Gian Lorenzo Bernini et Rembrandt.
Il est possible que des collectionneurs privés aient voulu une copie ou tout simplement que la peintre ait voulu envoyer à ses connaissances des exemplaires de cet autoportrait par fierté. Il ne faut pas oublier le rôle important que vont jouer ces copies pour le renom de l’artiste, « car le renom d’un créateur […] lui offre, par l’élargissement géographique et temporel de son nom, un agrandissement – informel et immatériel – de sa personne. » (52)
.
Élisabeth Vigée-Lebrun est un cas particulier pour le siècle. Tous les artistes qui faisaient des autoportraits ne réalisaient pas d’aussi nombreuses copies. Parfois ils n’avaient tout simplement pas à le faire, car d’autres se chargeaient de diffuser les autoportraits à qui voulait bien les acheter. Cette fois-ci, pourtant, il ne s’agissait plus de reproductions peintes des œuvres originelles, mais de gravures. La gravure bénéficiera, au XVIIIe siècle d’une faveur et d’une diffusion à grande échelle. Il y avait d’abord le coût, qui, pour Jean Chatelus, n’est pas le facteur le plus important bien que, comme il le souligne : « les éditeurs insistent sur le bas prix de la gravure par rapport à la peinture (53). » Il ne s’agissait pas simplement de graver des œuvres peintes pour ceux qui en voulaient une copie ou pour illustrer des livres : de nombreuses œuvres n’étaient conçues que pour être gravées. Nécessairement, ce dernier cas de figure était très rare, voire inexistant pour ce qui regarde l’autoportrait.
.
Le XVIIIe siècle a participé à l’expansion de la gravure grâce aux diverses innovations techniques qui permettaient des copies gravées plus fidèles à l’original. Ainsi, pour nous en tenir à un seul exemple, Le Prince annonçait, en 1769, dans Le Mercure, sa nouvelle manière de graver au lavis (54). Selon Nathalie Heinich, pour la gravure, « il existait deux marchés parallèles : celui, populaire, des estampes, où le faible coût des gravures sur bois autorisait une commercialisation à bas prix de “l’imagerie” ; et celui, beaucoup plus restreint, des reproductions de tableaux gravées en taille douce. » (55)
Au final, la gravure apportait un peu plus de prestige à la peinture, car, « en multipliant les copies de tableaux […] elle permettait de faire connaître les œuvres en même temps que de renforcer – sinon même de créer – le privilège accordé à l’original. » (56) Le célèbre tableau de Jean Honoré Fragonard, Le verrou (Fig. 36) sera gravé six ans plus tard par Maurice Blot (Fig. 37). Cette œuvre connaît alors un énorme prestige, et sa gravure permet de la diffuser à bas prix auprès d’un plus grand nombre d’amateurs.
.
2° Les étapes de la vie et de la carrière du peintre jalonnées par les autoportraits
.
Lorsque Jean-Baptiste Perronneau a peint son Autoportrait de 1750 (Fig. 38), il avait trente ans. Il ne voulait pas se représenter en tant que peintre, mais en tant qu’individu. Michael Koortbojian remarque que les autoportraits du XVIIIe siècle tentaient de représenter la présence réelle du peintre et non une idéalisation (57). C’est par exemple une idéalisation du peintre qui se retrouve chez Albrecht Dürer et son célèbre Autoportrait (Fig. 39). Le peintre se représente dans toute sa grandeur, n’étant pas loin même de s’identifier aux représentations traditionnelles de Jésus. Durant l’époque qui nous intéresse, l’objectif des peintres a changé. Ils sont certains de leur statut de créateurs et, en se représentant tels qu’ils sont, combinent tous les aspects de leur spécificité dans le tissu social. L’artiste ne s’idéalise pas, il n’idéalise pas la nature ; il ne la copie pas non plus. C’est ce que remarque Jean Clay :
« Or, parallèlement, nous voyons se diffuser, née de Shaftesbury au début du XVIIIe siècle, une théorie qui met l’accent sur l’identité des créations divines et humaines. L’artiste est doté d’un pouvoir prométhéen. Son objet n’est pas l’imitation des choses, mais la création d’un monde. Il ne copie pas la nature, il la rend lisible. » (58)
.
Jean-Baptiste Perronneau ne cherche pas à garder trace de sa jeunesse, mais semblait plutôt vouloir se servir de l’image comme propagande. La postérité se souviendra de lui figé dans cette posture, et la véritable nature du peintre sera perdue après sa mort. Il est devenu presque naturel pour les historiens de l’art d’interpréter les œuvres de façon biographique, ceci étant d’autant plus tentant pour les autoportraits. Ernst Kris et Otto Kurz savent que cela s’est produit de tout temps : « Sans cesse nous retrouvons cette tendance à lier le caractère de l’homme à celui de son œuvre. » (59) Cette idée est récurrente depuis que les écrivains s’attachent à décrire des œuvres d’art. Dans Peaux d’âmes, Martial Guédron développe ce thème :
.
« Le style d’un peintre […] serait simultanément la traduction de son physique, de sa physionomie, de sa physiologie et celle de ses sentiments, de son caractère, de sa façon de penser. » (60)
.
L’auteur remet ici en cause le mythe romantique qui a donné naissance à de telles explications. Ne pourrait-on pas y souscrire dans le cadre particulier de l’étude des autoportraits ?
Dans son Autoportrait de 1775 (Fig. 40), Jean Siméon Chardin ne s’est pas davantage représenté comme un artiste. Il n’est pas en train de travailler, mais étudie le reflet de son miroir. Le chevalet a pratiquement disparu. Cette fois, il s’agit peut-être de se souvenir du passage du temps. Quatre ans plus tôt il réalisait un autre Autoportrait (Fig. 41) quasiment identique. C’est comme si par sa pose, en habit simple et devant un fond neutre, il voulait montrer que son génie restait intact, même si son visage subissait les affres du temps.
Les pastels qu’il expose pour la première fois au Salon de 1771 font un grand effet. Un correspondant de L’année littéraire écrit à ce sujet : « C’est un genre dans lequel on ne l’avait point encore vu s’exercer, et que, dans ses coups d’essai, il porte au plus haut degré. » (61) Chardin voulait s’imposer et faire ses preuves dans un domaine qui n’était pas le sien et où les maîtres réputés ne manquaient pas : Maurice Quentin de La Tour, Jean-Baptiste Perronneau ou François Liotard. Marcel Proust écrira ceci en 1895 : « Le moindre pli de la peau, le moindre relief d’une veine est la traduction très fidèle et très curieuse de trois originaux correspondant : le caractère, la vie, l’émotion présente. » (62) Marcel Proust a aussi commenté l’autoportrait de 1775 :
« Mais en regardant mieux dans ce pastel la figure de Chardin vous hésiterez, et dans l’incertitude de l’expression de cette figure vous vous troublerez, n’osant ni sourire, ni vous justifier, ni pleurer […]
Chardin nous regarde-t-il ici avec la fanfaronnade d’un vieillard qui ne se prend pas au sérieux, exagérant, pour nous amuser ou montrer qu’il n’en est pas dupe, la gaillardise de sa bonne santé encore alerte, de son humeur encore bouillonne […]. » (63)
.
Quel meilleur exemple d’un peintre qui réalise des autoportraits à différentes étapes de sa vie que celui d’Élisabeth Vigée-Lebrun ! Peintre officielle de la reine de France, elle a dû quitter le pays au moment où la Révolution éclate. Elle va alors sillonner l’Europe, invitée dans les prestigieuses cours européennes. En 1790 elle réalise un Autoportrait (Fig. 42) pour l’Accademia di San Luca où elle est accueillie lors de son séjour à Rome. Quatre ans plus tard, elle est à Vienne et prend son reflet pour le sujet d’un tableau (Fig. 43). Enfin, dans son Autoportrait de 1800 (Fig. 44) on la retrouve l’artiste en plein travail alors qu’elle achève son séjour à Saint-Pétersbourg. Le passage du temps semble ne pas avoir d’emprise sur elle, même avec les difficiles voyages à l’étranger.
L’autoportrait peut aussi exprimer un sentiment particulier à un certain moment de la vie de l’artiste. Aux heures noires de son existence, Jacques-Louis David n’avait pas d’autre choix que de se prendre pour modèle. En septembre 1793, il entrait au Comité de Sûreté Générale, l’organe policier de la Terreur. L’artiste était considéré comme un fidèle de l’Incorruptible, Maximilien Robespierre. Il accédera à la présidence du Comité en 1794. Il s’occupait des questions artistiques. Il signait, avec ses collègues, les mandats qui envoyaient les suspects au Tribunal Révolutionnaire. En juillet de la même année, Robespierre accusera le Comité de conspirer contre la Révolution. Le deux août, Jacques-Louis David sera arrêté et emprisonné à l’ex-hôtel des Fermes Générales. Il se fera porter de quoi peindre et se prendra pour modèle. En prison, il sera menacé de mort et accablé d’ennemis (Fig. 45). Pascal Bonafoux a commenté cet autoportrait : « Regarder un portrait de David ce n’est pas regarder David, c’est le regarder dans un miroir. » (64)
.
3° Le reflet du style de Chardin et de sa vie dans ses autoportraits
.
Les autoportraits peuvent aussi marquer les étapes de l’évolution stylistique de l’artiste. À propos de l’Autoportrait de Siméon Chardin de 1771 (Fig. 41), Denis Diderot écrivait :
.
« C’est toujours la même main, sûre et libre, et les mêmes yeux, accoutumés à l’observation de la nature, mais la regardant attentivement, sachant en extraire la magie. » (65)
.
Lorsque les critiques feront leurs commentaires sur les autoportraits, s’attacheront-ils aux mêmes critères que pour les autres œuvres ? L’image du peintre appelait-elle à rechercher ce que voulait transmettre l’artiste ? Frances Borzello souligne cette volonté naturelle de chercher à décrypter ce qui serait un message caché dans tout autoportrait :
.
« Celui qui regarde un autoportrait déchiffre le vocabulaire de la pose, de la gestuelle, de l’expression du visage et des accessoires, et les confronte aux idées de son temps. » (66)
.
Les autoportraits de Chardin sont présentés aux Salons en portant la mention « études », malgré le fini apporté à leur exécution. Chardin ne se conforme pas aux règles traditionnelles du portrait (67). Claudia Denk observe que « Chardin avait choisi le format intime et modeste du portrait en buste qui n’était réapparu dans la peinture de portrait française qu’au XVIIIe siècle. » (68) Chardin se représente en homme d’atelier, mais le chevalet n’apparaît que dans le dernier autoportrait (Fig. 46). Entre temps il avait été accepté à l’Académie royale, en 1728. Il recevait ainsi une pension royale et un logement au Louvre. Pourtant, son rang social et son statut d’académicien n’apparaissent pas dans ces autoportraits. Peut-être s’agissait-il pour lui de représenter, comme le dit Claudia Denk, « […] un nouvel idéal d’artiste, entièrement fondé sur le travail artistique. » (69)
De nombreuses études mettent aussi en parallèle le regard que doit porter un peintre de natures mortes sur le sujet de son œuvre et le regard que Chardin porte sur lui-même, sur le reflet de son miroir. Son regard scrutateur est effectivement accentué par le port de besicles et Claudia Denk voit même dans la visière une sorte de symbolique du regard clair que le peintre jette sur la nature. Plus proche encore de cette idée est Joshua Reynolds dans son Autoportrait de 1748 (Fig. 47). Le peintre et écrivain britannique manifeste clairement que son regard observe scrupuleusement un objet ou une personne au loin. Il est le peintre qui observe avec minutie ce qu’il va représenter.
Dans les autoportraits de Chardin transparaîtraient donc les caractéristiques d’un peintre de natures mortes. La parole est à Claude Denk qui résume cet argument ainsi : « Cette observation continuelle du modèle de la nature pendant l’acte de peindre est la tâche du peintre de nature morte […]. » (70) Comme pour la nature morte, lors de la réalisation d’un autoportrait, il est nécessaire d’avoir constamment l’objet à peindre sous les yeux. Mais ce regard concentré est en même temps une particularité que l’on retrouve dans tous les autoportraits et prend ainsi une signification plus générale, comme le remarque encore Claudia Denk :
.
« La réflexion, vue comme la base de l’art, est mise en évidence dans les autoportraits par ce regard concentré, indicateur d’une tension intellectuelle. » (71)
.
Il a été évoqué précédemment que les académiciens tentaient de codifier les règles du portrait afin que ceux-ci aient une portée morale. Qu’en était-il des autoportraits ? Pour Diderot, l’édification du public semblait être une nécessité inhérente à toute œuvre artistique :
.
« Tout morceau de sculpture ou de peinture doit être l’expression d’une grande maxime, une leçon pour le spectateur ; sans quoi il est muet. » (72)
.
(50) Chatelus, 1991, pp. 182-196.
(51) Müller, in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, p. 395.
(52) Heinich, 1993, p. 109.
(53) Chatelus, 1991, pp. 39-40.
(54) Chatelus, 1991, p. 38.
(55) Heinich, 1993, p. 47.
(56) Heinich, 1993, p. 48.
(57) Koortbojian (Michael), Self-portraits, London: Scala Books, 1992, p. 53.
(58) Clay (Jean), Le romantisme, Paris, Hachette, 1980, p. 20.
(59) Kris (Ernst) et Kurz (Otto), L’image de l’artiste, légende, mythe et magie, 1979, Paris, Rivages, 1987, p. 165
(60) Guédron (Martial), Peaux d’âmes, L’interprétation physiognomonique des oeuvres d’art, Paris, Kimé, 2001, p. 53.
(61) Chardin, cat. expo, Paris, Galeries Nationales du Grand Palais, 7 septembre au 22 novembre 1999, p. 324.
(62) Ibid., p. 324.
(63) Ibid., p. 328.
(64) Bonafoux, 1984, p. 96.
(65) Koortbojian, 1992, p. 56.
(66) Borzello (Frances), Femmes au miroir, une histoire de l’autoportrait féminin, Editions Thames and Hudson, 1998, p. 19.
(67) Denk (Claudia), in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, pp. 279-297
(68) Denk (Claudia), in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, p. 280.
(69) Denk (Claudia), in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, p. 284
(70) Denk (Claudia), in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, p. 288-289.
(71) Denk (Claudia), in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, p.290.
(72) Diderot (Denis), Oeuvres esthétiques, textes établis par Paul Vernière, Paris, Editions Garnier Frères 1965, p. 765.
.
Fig. 31
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait, 1781, huile sur toile, 61 x 53,3 cm, Collection privée, Paris.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 32
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait, 1781, huile sur toile, 64,8 x 54 cm, Kimball Art Museum, Fort Worth, Texas.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 33
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait, 1781, huile sur toile, Metropolitan Museum of Art, New York City.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 34
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait, 1790, Huile sur toile, 100 x 81 cm, Galleria degli Uffizi, Florence.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>, consulté en juin 2002
Fig. 35
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait, 1790, huile sur toile, Ickworth House, Suffolk, England.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 36
Jean Honoré Fragonard, Le verrou, 1778, huile sur toile, 73 x 93 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : 500 chefs-d’oeuvre du Louvre, Anne Sefrioui, Paris, Scala, 1999, p. 350.
Fig. 37
Maurice Blot, Le verrou, gravure, 1784, burin et eau forte, 35,5 x 45 cm, Musée de Grasse.
Source : <http://www.museesdegrasse.com/MVF/html/JHFGravures.htm>, consulté en juin 2002.
Fig. 38
Jean-Baptiste Perronneau, Autoportrait, 1750, huile sur toile, 54 x 45 cm, Musée de Tours, Indres-et-Loire.
Source : <http://mucri.univ-paris1.fr/perronneau.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 39
Albrecht Dürer, Autoportrait, 1500, huile sur bois, 67 x 49 cm, Alte Pinakothek, Munich.
Source : La Pinacothèque de Munich, Les musées du monde (collection), Paris, Deux Coqs d’or (éditions), 1971, p. 41.
Fig. 40
Jean Siméon Chardin, Portrait de Chardin à l’abat-jour, 1775, pastel, 46 x 38 cm, Musée du Louvre, département des arts graphiques, Paris
Source : Chardin, cat. expo, Paris, Galeries Nationales du Grand Palais, 7 septembre au 22 novembre 1999, Réunion des Musées nationaux, Pierre Rosenberg (commissaire), p. 329.
Fig. 41
Jean Siméon Chardin, Portrait de Chardin aux besicles, 1771, pastel, 46 x 37,5 cm, Musée du Louvre, département des arts graphiques, Paris.
Source : Chardin, cat. expo, Paris, Galeries Nationales du Grand Palais, 7 septembre au 22 novembre 1999, Réunion des Musées nationaux, Pierre Rosenberg (commissaire), p. 324.
Fig. 42
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait, 1790, huile sur toile, pour l’Accademia di San Luca.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 43
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait, 1794, huile sur toile, 63,5 x 50,8 cm, peint à Vienne.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 44
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait, 1800, huile sur toile, 78,5 x 68 cm, Musée de l’Hermitage, Saint-Pétersbourg.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>, consulté en juin 2002.
Fig. 45
Jacques-Louis David, Autoportrait, 1794, huile sur toile, 81 x 64 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : Cinq cents autoportrait, Paris, Phaidon, 2000, p.251.
Fig. 46
Jean Siméon Chardin, Autoportrait au chevalet, pastel sur papier bleu., 40,7 x 32,5 cm, Musée du Louvre, département des arts graphiques, Paris.
Source : Chardin, cat. expo, Paris, Galeries Nationales du Grand Palais, 7 septembre au 22 novembre 1999, Réunion des Musées nationaux, Pierre Rosenberg (commissaire), p. 330.
Fig. 47
Joshua Reynolds, Autoportrait, 1748, huile sur toile, 63 x 74 cm, National Gallery, London.
Source : Cinq cents autoportrait, Paris, Phaidon, 2000, p.217.
.
LA REPRÉSENTATION DU STATUT SOCIAL DU PEINTRE
À TRAVERS LES AUTOPORTRAITS
.
Le statut social du peintre poursuit sa mutation durant le siècle des Lumières, et l’art de la peinture lui-même va trouver une nouvelle place dans la société. Au cours du XVIIIe siècle, la peinture devient un art d’agrément, aux côtés de la musique et de la danse. Frances Borzello explique cette nouvelle fonction de l’art pictural :
.
« À la fin du XVIIIe siècle, les arts d’agrément s’étaient répandus dans la classe moyenne pour devenir un symbole de respectabilité pour toutes les filles de commerçants. » (73)
.
Toute femme de bonne famille se devait de maîtriser au moins une discipline artistique. Angelica Kauffmann n’est bien entendu pas une des ces nobles qui ne regarde la peinture que comme un passe-temps. Artiste confirmée et reconnue par l’Académie royale elle-même, elle réalise un tableau illustrant parfaitement cette quasi-obligation pour les femmes de haut rang de maîtriser un art d’agrément. Angelica Kauffmann hésitant entre la Peinture et la Musique (Fig. 48) est un autoportrait intéressant à plus d’un titre. C’est d’abord l’image d’une femme en train de choisir entre deux arts. Le choix est déjà fait et c’est l’allégorie de la peinture qu’Angelica Kauffmann va suivre. En même temps, il s’agit de l’autoportrait d’une artiste qui se considère comme ayant un statut social assez élevé pour se montrer hésitante entre deux arts considérés comme d’agrément par la noblesse, mais d’une grande importance pour les institutions officielles.
Pour celles et ceux qui voulaient s’adonner à l’art pictural, le pratiquer ou en connaître les bases théoriques, les ouvrages de vulgarisation se multipliaient. En 1774, le Dictionnaire portatif de peinture, sculpture, et gravure d’Antoine-Joseph Pernety était réédité, une quinzaine d’années après sa première parution. Le titre de l’ouvrage lui-même était bien plus long et comportait notamment la mention « Ouvrage utile aux artistes, aux élèves et aux amateurs ». Donc, un dictionnaire utile à tous, spécialistes ou non. D’autres dictionnaires des beaux-arts étaient apparus, parmi lesquels celui de l’abbé Marsy, Dictionnaire abrégé de peinture et d’architecture, en 1746 ou celui d’Honoré Lacombe de Prezel, Dictionnaire iconologique, en 1779. Il s’agissait surtout, pour les auteurs, de donner un aperçu rapide des biographies d’artistes et de donner de brefs commentaires sur les œuvres que tout érudit voulant débattre de peinture devait connaître. Dans une autre catégorie, il y avait aussi les ouvrages techniques proprement dits. Les exemples pourraient être multipliés. Et même si la plupart des ouvrages se mettaient à la portée d’un public non spécialiste, certains écrits étaient plus pointus comme le Traité de la peinture et de la sculpture de Jonathan Richardson paru en 1728.
Ce que voulait le public c’était apprendre vite et sans connaissances préalables (74). Comme le sujet qui nous intéresse est celui de la peinture, il serait facile de se faire la fausse idée selon laquelle les ouvrages d’art envahissaient les bibliothèques particulières. En réalité, « tout cela n’empêche pas que les ouvrages consacrés aux Beaux-Arts continuent à occuper une faible place dans les bibliothèques privées parisiennes au milieu du XVIIIe siècle. » (75)
.
D’autres nouveautés du XVIIIe siècle sont la preuve que les Beaux-Arts, terme qui ne sera utilisé que tard dans le siècle finissant, bénéficiaient d’un effet de mode durable. Jean Chatelus écrit :
.
« Signe de la vogue naissante des arts, et donc vraisemblablement signe indirect de la considération accordée aux artistes […] le XVIIIe siècle voit les annonces publicitaires se multiplier dans des publications périodiques diverses. » (76)
.
Et l’auteur poursuit en notant que : « Le Mercure de France, annonçant en 1721 un changement de direction, informe qu’il fera désormais une place plus grande à la musique et à la peinture. » (77) Non seulement les artistes utilisaient les journaux pour faire leur publicité, mais ceux-là commençaient à parler de peinture pour satisfaire leur lectorat. En ce qui concerne la promotion des artistes, il ne faut pas oublier non plus que des expositions particulières étaient organisées, surtout par les artistes étrangers (78).
.
Citons encore Jean Chatelus pour conclure sur ce point : « L’unanimité se fait donc, dans les années 1750-1760, pour constater la vogue des Beaux-Arts. » (79) Il était financièrement profitable pour un peintre que les femmes de riches familles et les dilettantes s’intéressent à la peinture. Pourtant, il n’en reste pas moins que cela ne contribuait aucunement à l’élévation du statut social des peintres qui ne se contenteraient pas de voir leur art considéré comme un agrément. Les peintres devraient redoubler d’efforts pour faire entrer leur discipline dans les arts libéraux et, par là même, élever leur statut social. Les autoportraits ont-ils contribué à l’exécution de cette tâche ?
.
(73) Borzello, 1998, p 101.
(74) Chatelus, 1991. pp. 246-272.
(75) Ibid., p. 125.
(76) Ibid., p. 17.
(77) Ibid., p. 120.
(78) Ibid., p. 28-34.
(79) Ibid., p. 120.
.
Fig. 48
Angelica Kauffmann, Angelica Kauffmann hésitant entre la peinture et la musique, 1791, huile sur toile, 147 x 216 cm, collection privée.
Source : http://www.abcgallery.com/K/Kaufman/kaufman.html
.
REPRÉSENTER SUR LA TOILE UN STATUT SOCIAL RÉEL OU DÉSIRÉ
.
1° Les académiciens, les autres peintres et l’autoreprésentation
.
L’Académie royale établissait, de par son existence même, une distinction entre les peintres ; seuls ceux y étant admis jouissaient d’un statut social élevé et reconnu. On sait notamment que la réception dans cette institution ouvrait le carnet des commandes royales. Comme l’écrivent Thomas Gaehtgens et Krzystof Pomian :
.
« Membres des académies, figures officielles, leur rang les élève bien au-dessus de la plupart de leurs prédécesseurs. Ils ont des commandes, leurs œuvres s’arrachent. » (80)
.
Chaque académicien pouvait donc être certain de toujours avoir de prestigieuses commandes. Il faut bien se rendre compte des privilèges dont bénéficiaient les académiciens. D’abord, un logement leur était prêté au Louvre. Ensuite, ils percevaient une pension royale. Ils possédaient tous le titre exclusif de peintre ou sculpteur du roi. Et pour ne citer qu’un dernier exemple, mettant en lumière l’hégémonie de l’Académie parisienne, toutes les Académies de province étaient sous la tutelle des membres de l’Académie royale de Paris (81). Dans un tel contexte, avec de si grandes disparités, peut-on constater une différence entre les autoportraits des académiciens et tous les autres ?
.
Grâce à l’Académie royale, l’artiste était devenu, comme l’écrivent Harrison et Cynthia White : « Un homme de savoir qui enseignait les grands principes de la beauté et du goût. » (82) Toujours et encore cette prédominance de la théorie sur la pratique ; distinction qui se veut le fondement du droit de la peinture à être reconnue comme art libéral. Nicolas de Largillière était devenu membre de l’Académie royale en 1686. L’Autoportrait, peignant une Annonciation a été peint en 1711 (Fig.49). L’artiste s’est représenté regardant le spectateur tout en désignant la toile dont il vient de tracer l’esquisse. Il se montre surpris en plein travail, interrompant sa noble tâche pour inviter le spectateur à entrer dans son atelier. Il tient dans sa main droite son outil de travail ainsi qu’une pochette de dessins préparatoires. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, alors que le peintre se montre en pleine activité, il porte un vêtement d’apparat et ses cheveux sont poudrés. Il serait étonnant que Nicolas de Largillière peignât tout le temps avec une telle mise. En fait, il ne s’agissait pas pour lui de représenter le peintre au travail, mais de laisser à la postérité une image flatteuse de lui-même. Il est académicien, pas artisan. La peinture n’est pas un art mécanique, la réflexion prime sur l’exécution, ce qui est signifié par le carnet de dessins préparatoires. De surcroît, l’œuvre réalisée n’est pas éphémère, mais produite pour durer. Le sujet lui-même, ici une Annonciation, n’est pas tiré de la vie quotidienne et a pour objectif d’édifier le spectateur contemporain. Et dans le même temps, le peintre montre son ambition d’être élevé au rang de peintre d’histoire (83).
Les mêmes caractéristiques se retrouvent dans l’Autoportrait de Hyacinthe Rigaud peint en 1716 (Fig. 50). Ce dernier était devenu peintre de la cour à la fin du règne de Louis XIV et reste encore célèbre de nos jours pour son Portrait de Louis XIV de 1701 (Fig. 51). Dans son Autoportrait, il se tient lui aussi devant une toile, habillé de ses plus beaux atours, sans une tache de peinture sur son vêtement alors qu’il tient fièrement sa palette et ses pinceaux. Ce sont deux peintres qui se représentent avec les attributs de leur noble métier. Aucune référence n’est faite à leur appartenance à l’Académie royale, comme si la chose allait de soi, puisque les spectateurs des Salons devaient bien être informés du statut des deux artistes. La prestance qu’ils affichent ne laisse planer aucun doute sur leur statut social.
Nathalie Heinich voit dans l’élévation du statut social des peintres par le biais de l’Académie royale une évolution dans la division des classes sociales :
.
« Renom et passage à la postérité viennent sanctionner non plus ces ressources antérieures ou extérieures à l’individu que sont la naissance, la fortune ou la fonction, mais cette forme incorporée de compétence qu’est le savoir-faire. » (84)
.
L’Académie royale était le lieu où ne pouvaient entrer que les meilleurs des peintres, choisis par cooptation, ceux qui étaient dignes d’exercer un art libéral. Ne regardant que le talent, enseignant la théorie de la peinture, l’Académie royale faisait de ses membres des individus de haut rang dans la société du XVIIIe siècle. Les autres peintres ne pratiquaient-ils qu’un art mécanique, et ne faisaient-ils de la peinture qu’un moyen de gagner leur vie ?
.
Leon Battista Alberti, dans De la pittura définit ce qui grandit vraiment un peintre et ce qui donne son prestige à l’art de la peinture :
« Le but du peintre est d’obtenir par son ouvrage la gloire, la reconnaissance, et la bienveillance plutôt que de s’enrichir. […] Je désire que le peintre, afin de parvenir parfaitement à tout cela, soit avant tout un homme de bien et qu’il soit instruit dans les arts libéraux. » (85)
.
Chaque homme ou femme choisissant le métier de peintre pouvait prétendre à se conformer à la définition donnée par Alberti. Il n’était donc, théoriquement, pas nécessaire de faire partie de l’Académie royale pour être un bon peintre. Le XVIIIe siècle n’a pourtant pas laissé une telle interprétation de la situation. L’Histoire n’a que très peu porté d’attention aux peintres non académiciens. D’ailleurs, la difficulté de trouver des autoportraits de peintres non académiciens est pratiquement insurmontable. Il est donc impossible de juger les différences de représentation entre les peintres de l’Académie royale et les autres, les uns ayant transmis à notre époque de nombreux exemples, les autres ayant perdu leur flamme dans l’oubli ou l’indifférence.
.
2° S’identifier aux hommes de lettres
.
On appelle Paragone le débat sur la hiérarchie des arts, dont la naissance remonte aux environs de la fin du XIVe siècle. Pour les artistes du Siècle des Lumières, il ne s’agissait pas seulement d’élever leur rang social en voulant être identifiés aux Grands de ce monde. Le plus important était que l’art de la peinture soit mis sur un pied d’égalité avec les autres arts libéraux que sont l’écriture, la musique et la danse. Dans le contexte du siècle, les portraits peints jouaient un rôle important pour afficher ou imposer le rang social d’un individu et Jules Renouvier note que :
.
« Les portraits les plus répandus par la gravure au XVIIIe siècle avaient été ceux des hommes de lettres et des artistes […]. » (86)
.
Signe de la volonté de donner autant, voire plus de prestige à la peinture par rapport à la littérature, les conférences à l’Académie royale occasionnaient des débats rhétoriques sur la peinture, formant les bases théoriques de l’art pictural. Il s’agissait de débats et d’exposés intellectualisés de l’image, des explications iconographiques possibles tout comme l’est l’explication de texte.
.
Avant de se représenter eux-mêmes en lettrés, d’éminents peintres du XVIIIe siècle ont réalisé les portraits des grands penseurs et écrivains de leur époque. Ces portraits sont évidemment d’une importance capitale pour définir les règles qui permettront à ces artistes de se peindre comme les égaux des lettrés. Les exemples sont nombreux, les penseurs français universellement célèbres le sont moins. Honneur d’abord à Jean-Jacques Rousseau représenté par Maurice Quentin de La Tour dans un pastel conservé aujourd’hui à Genève (Fig. 52). Le philosophe peint en buste, dans un habit simple et sobre, les cheveux poudrés, ne regarde pas le spectateur, mais quelque chose en-dehors du tableau. Jeune, un sourire esquissé aux lèvres, qui pourrait croire que se tient là l’homme des Confessions ? C’est le portrait d’un homme, sans évocation spécifique de sa grandeur intellectuelle. D’ailleurs, les critiques ne seront pas unanimes à propos de cette œuvre. Même Denis Diderot reste un peu amer :
« M. de La Tour […] n’a fait, du portrait de M. Rousseau, qu’une belle chose, au lieu d’un chef-d’œuvre qu’il en pouvait faire. » (87)
.
Même jeunesse, même sourire pour Voltaire, représenté par Nicolas de Largillière (Fig. 53). Dans un habit plus mondain, l’auteur de Zadig ne montre pas ses mains. Est-ce là une métaphore de l’inspiration ? Le spectateur ne saura jamais ce que le philosophe s’apprêtait à faire, l’action est hors du tableau.
Le panthéon des grands philosophes français du XVIIIe siècle ne serait pas complet sans Denis Diderot, peint par Louis-Michel Van Loo en 1767 (Fig. 54). Ici, inutile de chercher les métaphores de l’inspiration et du génie dans ce qui serait en-dehors du tableau. Le philosophe et critique d’art est assis à sa table de travail, plume d’oie à la main, écrivant. Mais il ne regarde pas ce qu’il fait. Son regard est perdu ailleurs. Le geste de sa main gauche le confirme, l’auteur est en pleine inspiration. Quelques années auparavant, Maurice Quentin de la Tour réalisait le portrait de l’autre auteur de l’Encyclopédie : Jean Le Rond d’Alembert (Fig. 55). Les critiques et contemporains de cet homme si sérieux ont eu des raisons d’être étonnés par ce portrait d’un d’Alembert souriant, presque simple homme du peuple (88).
Il existe aussi de nombreux bustes sculptés de ces artistes. Citons par exemple le buste de Jean-Jacques Rousseau (Fig. 56) réalisé par Jean Antoine Houdon. Ou bien encore le buste de Denis Diderot (Fig. 57) par Jean-Baptiste Pigalle. Il est d’ailleurs à noter que ce dernier a aussi sculpté un buste en prenant son propre visage pour modèle (Fig. 58). Revenons à la peinture pour signaler qu’au-delà des écrivains, les peintres de talent ont aussi représenté leurs pairs.
Au Salon de 1753, Maurice Quentin de La Tour présente un Portrait de Louis de Silvestre (Fig. 59). L’artiste pose en tenue de travail devant une toile qu’il vient à peine de commencer. Autre vision de l’artiste pour le Portrait de Jean Restout (Fig. 60). L’artiste n’est pas surpris en plein travail. Il est assis devant une toile, sans doute esquissant une idée de peinture sur une feuille. Mais il ne regarde pas ce qu’il fait. Sa tête est tournée vers quelque chose qui se trouve hors de la toile, ce que seuls les peintres, êtres de génie peuvent entrevoir, l’inspiration.
En 1783, Jean-Baptiste Perronneau peint un Portrait de Jean-Baptiste Oudry (Fig. 61). Le peintre est accoudé à un fauteuil, palette et pinceaux dans une main, devant une toile encore vierge. L’homme dont a été fait le portrait ne regarde pas sa toile. Comme les lettrés précédemment cités, il regarde à l’extérieur de la toile. Le geste de sa main, tel celui de Diderot, traduit la recherche de l’inspiration.
Inspiration que peint Jean-Honoré Fragonard (Fig. 62). Tout y est réuni : un homme en train d’écrire, qui se retourne pour regarder ce que le commun des mortels ne peut pas voir. Et pour ne laisser planer aucun doute, le symbole du génie supérieur, de l’inspiration artistique, la lumière frappe cette figure de fantaisie.
Geste rhétorique de l’artiste peintre qui pense et dont la réflexion est plus importante que l’acte de peindre. Voilà ce que l’on retrouve dans l’Autoportrait avec un chapeau de paille (Fig. 63) d’Élisabeth Louise Vigée-Lebrun. Dans la plupart de leurs autoportraits, les artistes français ne manquaient pas de faire référence à leur appartenance au monde des lettrés. Ces références n’étaient pas toujours explicites. Car il s’agit de peindre le peintre qui réfléchit avant d’agir, le peintre qui ne se représente pas en plein travail.
Parmi les peintres étrangers, les allusions sont plus évidentes. Et pour ne pas sortir des limites chronologiques et géographiques de notre sujet, ne citons qu’un seul exemple : Godfried Schalcken qui se représente vers la fin du XVIIe siècle dans un magnifique Autoportrait (Fig. 64). Tenant sans doute une esquisse à la main, le peintre est éclairé par une lumière, métaphore de l’inspiration, la bougie. Il existe évidemment d’autres exemples. Au cours du XVIIIe siècle, Maurice Quentin de La Tour peint L’abbé Huber lisant (Fig. 65). Et c’est à la lumière d’une bougie que l’abbé consulte un livre ancien.
Pour ce qui est du rapprochement visuel des peintres avec le monde des lettrés, l’exemple le plus évident est celui de Nicolas Poussin et de son célèbre Autoportrait de 1650 (Fig. 66). Il est intéressant d’y faire référence ici, malgré le fait qu’il appartienne au siècle précédent. Son autoportrait résume à lui seul tous ceux qui se feront durant le XVIIIe siècle avec les mêmes intentions : celles de faire apparaître le peintre, avant tout, comme un intellectuel. D’abord, le célèbre Autoportrait de Poussin est connu par l’histoire de sa commande :
« Dans la Rome de 1650, Poussin exécutait un autoportrait, non de sa propre initiative, mais pour répondre à la demande d’un amateur : le visage est calme, la pose étudiée, et le vêtement approprié par son sobre drapé à la mise en évidence de la dignité de l’homme en même temps que l’habileté du peintre. Mais Poussin ne se contente pas […] de ces marques de convenance, que vient souligner la bague à l’auriculaire : à ce decorum […] il ajoute les emblèmes, et de sa culture lettrée […] et de son activité. Ce n’est pas toutefois par les instruments de son métier qu’il présente celle-ci, mais par ses résultats, et sous leur forme la plus digne d’un peintre-homme de lettres : des tableaux encadrés, l’image mythologique d’une muse vue de profil. » (89)
Sur l’Autoportrait est écrit en latin : « NICOLUS POUSSINUS ANDELYENSIS ACADEMICUS ROMANUS PRIMUS PICTOR ORDINARIUS LUDOVICI JUSTI REGIS GALLIAE. ANNO DOMINI 1649. ROMAE. AEETATIS SUAESS. » Et sur la tranche du livre : « DE LUMINE ET COLORE. » (90)
Nathalie Heinich insiste encore sur l’importance de cet Autoportrait : « À la fois professionnel accompli et symbole influent, Poussin offre un exemple particulièrement réussi de culture et de moralité […]. » (91) Ce tableau serait d’ailleurs chargé de symboles et d’allusions. Sur le bord gauche du tableau on voit une femme portant un diadème avec un œil. Cela pourrait être une allégorie de la Peinture, art auquel on reconnaît la couronne. La première toile est vide, elle représente le disegno interno, l’idée intérieure, ou le concetto, le concept, qui précède l’exécution pratique comme idée spirituelle (92).
Et l’Abbé Du Bos, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, mettait en relation cette noble représentation de l’artiste et la volonté générale de se rapprocher des gens de lettres :
.
« Les pères des quatre meilleurs peintres français du dernier siècle, le Valentin, le Poussin, et le Brun, n’étaient pas des peintres. C’est le génie qui les a été cherchés, afin de les conduire sur le Parnasse. Les peintres montent sur le Parnasse aussi bien que les poètes. » (93)
.
Cette vision du don que possède le peintre est en nette rupture avec le système de formation privilégié par les corporations d’artistes où l’on était souvent peintre de père en fils.
Cette volonté d’affirmer son statut social, son appartenance au monde intellectuel n’est pas insignifiante sachant que tout le XVIIIe siècle ne suffira pas à résoudre la contradiction qui existe dans le fait que la peinture, exercice de conception, fait toujours appel à un processus mécanique (94). En 1766, Gotthold Ephraim Lessing remettait en cause le vieux dogme de l’Ut pictura poesis qui reposait sur une analyse comparatiste de la peinture et de la poésie. Pour lui, il était temps d’affirmer la spécificité de la première par rapport à la seconde. L’une ne faisait-elle pas se dérouler l’action dans le temps et l’autre dans l’espace ? La peinture n’était-elle pas un art où l’œuvre est pérenne ? Les mots, insistait Lessing, disparaissent après avoir été prononcés, alors que l’image reste.
C’est par leur originalité que certains marqueront le siècle ainsi que l’histoire des autoportraits. Il faut penser ici au Genevois Jean-Étienne Liotard. Bien qu’il ne soit pas d’origine française, il peut entrer dans le cadre de ce discours étant donné que les années de son apogée ont coïncidé avec son séjour parisien, de 1748 à 1753. Malgré son succès et sa célébrité, il ne sera jamais fait membre de l’Académie royale. Peut-être que son originalité dérangeait ses pairs. De 1738 à 1743 il résidait à Constantinople. Il en reviendra avec le goût pour la peinture orientale. Pour plus de détails sur la vie et l’œuvre de Jean-Étienne Liotard, nous pourrons nous reporter au mémoire de maîtrise d’Erin Goodwillie (95).
Il réalisera un Autoportrait (Fig. 67), non daté, où est peint le buste de l’artiste vêtu et coiffé à l’orientale, avec sa longue barbe. Sur la toile on peut lire : « J.E. Liotard de Genève Surnommé le Peintre Turc peint par lui-même à Vienne 1744. »
Andreas Holleczek explique :
.
« Son travestissement en peintre turc […] fut peut-être plus déterminant encore que ses tableaux pour sa notoriété […] » (97)
.
Avait-il réellement besoin de ces artifices pour attirer l’attention ? Jean-Étienne Liotard n’était pas n’importe quel peintre et il recevait d’importantes commandes de la cour de Fontainebleau. Dans son Autoportrait de 1744 (Fig. 68), il affiche à nouveau ses accointances avec le monde oriental. Et même si la toile n’apparaît pas, elle est plus que fortement suggérée par la main prête à esquisser un dessin. Il serait difficile de savoir si le peintre a fait exprès de se représenter de manière originale ou si ce choix lui venait de son amour pour l’Orient, où il avait séjourné. Il n’en demeure pas moins que, dans son autobiographie, il voudra contester que son succès ait pu reposer sur son accoutrement (98).
Et Andreas Holleczek de conclure :
.
« Le cas de Liotard montre à quel point, au XVIIIe siècle dans une ville comme Paris, le succès artistique d’un peintre dépendait de son effet sur le public et de la capacité de paraître à la mode à ses yeux. En même temps, il illustre combien les artistes et le public usaient consciemment de ce phénomène. » (99)
.
C’est là tout l’intérêt d’un autoportrait. Ses différentes facettes, tout ce qu’il représente, n’est pas le fruit du hasard et le simple reflet du miroir pris à n’importe quel moment. Comme les portraits, voire comme c’est le cas pour toute peinture d’histoire, un autoportrait est pensé, travaillé, avant d’être finalisé pour transmettre un message.
.
3° Se représenter comme un noble et être anobli
.
Comme la bourgeoisie aisée, le peintre qui peignait son reflet se plaçait à côté des Grands de ce monde qui étaient traditionnellement les seuls modèles dignes d’être immortalisés. L’assimilation, d’abord de la bourgeoisie à la noblesse et ensuite des peintres à cette bourgeoisie aisée a déjà été évoquée précédemment avec l’exemple de l’autoportrait et des portraits de Jean-Baptiste Greuze.
.
Il faut avouer que celui qui fixait pour toujours son visage sur la toile était en général déjà célèbre et avait une clientèle bien établie. Ses ouvrages allaient sans doute passer à la postérité, ou du moins, ils étaient admirés du vivant de l’artiste. Il suffisait maintenant de faire passer l’image du créateur de ces chefs-d’œuvre à la postérité. Pour cela, l’artiste ne pouvait pas simplement se contenter de peindre la réalité visible du miroir. Il y avait bien plus à transmettre aux générations futures qu’un visage humain de plus ; les autoportraits ont bien souvent des sens cachés.
Claudia Denk entrevoit deux raisons à la réalisation d’autoportraits durant la période :
.
« Jusque tard dans le XVIIIe siècle, le portrait d’artiste obéissait à un souci de représentation qui misait sur le statut social et la recherche d’un effet théâtral, comme Roger de Piles l’avait défini dans son ouvrage Sur la manière de faire les portraits. » (100)
.
Les deux sont évidemment liés. L’autoportrait représente le statut social de celui qui peint, que ce dernier soit déjà acquis ou en voie d’acquisition. Et cette représentation ne peut-être que théâtrale, une mise en scène amplifiant les détails qui permettent de transmettre le message du peintre.
.
En réalité, il existe peut-être une explication toute simple au fait que les artistes se soient représentés comme des personnalités de haut rang. Il y avait un processus d’acculturation pour ces peintres qui fréquentaient des modèles issus de la Haute Société. Car « peintres et sculpteurs de cour demeuraient, certes, des artisans ; ils n’en étaient pas moins à la cour. » (101) Les académiciens fréquentaient les plus haut fonctionnaires de la monarchie, certains étaient même des familiers du roi et de la reine. Comment ne pas vouloir faire état de ces relations dans les autoportraits ? Comment penser à se représenter en roturier alors que l’on habitait au Louvre ?
.
Charles-Nicolas Cochin s’indignait « contre les représentations d’artistes assorties de marques de dignité apparemment non reliées à une fonction. » (102) Mais tous les peintres n’usurpaient pas les attributs d’autres classes sociales en se représentant dans leurs autoportraits. Il y avait d’abord l’honneur d’être académicien, statut qui « assurait, à défaut d’un véritable anoblissement, une forme inédite, et spécifiquement intellectuelle, d’ennoblissement. » (103) D’un autre côté, si peu de peintres naissaient avec un titre de noblesse, certains pouvaient l’acquérir grâce à leur talent.
Une lettre de noblesse a par exemple été accordée à Antoine Coypel, premier peintre du roi et directeur de l’Académie royale, en 1717. Il y a aussi eu Jean-François de Troy, directeur de l’Académie de France à Rome qui, en 1737, avait acheté la charge de conseiller secrétaire du roi, laquelle donnait immédiatement un titre de noblesse. Charles-Nicolas Cochin, secrétaire perpétuel de l’Académie royale, a été anobli en 1757. Et, parmi quelques autres, Joseph Marie Vien a reçu ses lettres de noblesse en 1787. Alors pourquoi ces artistes n’ont-ils pas multiplié leurs autoportraits ? N’étaient-ils pas fiers d’entrer dans la Haute Société ? L’autoportrait devenait-il inutile une fois le statut social du peintre officiellement reconnu ?
.
Ne possède-t-on pas de glorieux exemples, de Diego Vélasquez à Joshua Reynolds, d’artistes qui ont voulu faire valoir leur titre ou leur anoblissement à travers des autoportraits mémorables ? Diego Vélasquez a été fait Chevalier de l’Ordre de Santiago en 1659. Dans son autoportrait Les Ménines (Fig. 69), de 1656, le peintre s’est représenté avec la croix de l’Ordre de Santiago. Le peintre n’est qu’au second plan, interrompant son travail pour regarder le spectateur. Il est entouré de jeunes filles qui elles aussi regardent le spectateur. Au fond, il est de coutume de dire que c’est le roi d’Espagne qui regarde dans l’atelier du peintre (104). Tous ces éléments contribuent à glorifier l’artiste et à démontrer son importance. D’ailleurs, « bien que placé en retrait, l’artiste s’attribue un rôle de protagoniste par sa position dominante et son regard qui exprime une tranquille conscience de sa valeur. » (105)
Antoine Coypel se représente en tant qu’officier du Roi dans son Autoportrait (Fig. 70) vers 1717. Tenue de rigueur, perruqué comme les gens de la cour, un livre à la main, Antoine Coypel n’est pas un peintre, mais un éminent intellectuel qui élève son art.
Tous les peintres de talent n’ont pas été anoblis et certains n’ont même pas cherché à faire valoir un statut social qu’ils n’avaient pas pu atteindre par décision royale. Les autoportraits des artistes du siècle n’ont pas toujours été du plus grand sérieux. L’exemple le plus étonnant est celui de Joseph Ducreux. Il s’est représenté dans deux autoportraits (Fig. 71-72) qui apparaissent comme des antithèses de tout ce qui a été vu jusqu’à présent. Dans l’un d’entre eux, il se montre dans toute sa simplicité, s’étirant et bâillant. Dans l’autre, malgré sa tenue plus rigoureuse, une canne à la main, il fait un geste complice en direction du spectateur qui peut apprécier la dentition de l’artiste.
Volonté de prendre à contre-pied les représentations conventionnelles de ses collègues ou reliques d’un peintre à l’humeur malicieuse ? On s’approche peut-être plus ici de la transmission, par un autoportrait, d’un caractère et d’un état d’esprit plus que de la volonté de propagande pour l’évolution du statut social. On peut aussi y voir la réminiscence des têtes d’expression, dans cette volonté de saisir les traits du visage dans l’expression de diverses émotions. Originalité, introspection ou étude de différentes expressions à partir de son propre visage ; Jospeh Ducreux n’est pas le seul à jouer avec le reflet de son miroir. On peut ainsi penser à Jean-Jacques Lequeu ou Franz Xaver Messerschmidt (106).
.
On pourrait dire que la peinture elle-même, et non pas que les peintres, devaient recevoir ses lettres de noblesse durant le siècle. Le XVIIIe siècle accorde à l’art pictural et aux autres arts tout un nouveau vocable, signe de l’évolution de la vision des contemporains sur ces disciplines. Si les termes de « beaux-arts », « arts appliqués », « sciences et lettres » ont été adoptés à ce moment, la confusion subsistera longtemps avec l’ancien système opposant les arts libéraux et mécaniques (107).
Pour sauver les métiers artistiques du préjugé négatif avec lequel on les considérait encore, en vertu d’une comparaison avec la poésie ou la musique, libérées, elles, des contingences de la matière, Jean d’Alembert insistait sur la différence entre utilité et beauté (108). Ce sera d’ailleurs dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie que d’Alembert utilisera le terme de beaux-arts pour la première fois :
.
« La peinture, la sculpture, l’architecture, la poésie, la musique, et leurs différentes divisions, composent la troisième distribution générale qui naît de l’imagination, et dont les parties sont comprises sous le nom de Beaux-Arts. » (109)
.
En 1747, Charles Batteux, dans les Beaux-Arts réduits à un même principe, revenait sur cette distinction entre utilité et beauté :
.
« Les uns ont pour objet les besoins de l’homme […]. Les autres ont pour objet le plaisir […]. On les appelle les Beaux-Arts par excellence. » (110)
On attachait de plus en plus d’importance à la faculté du peintre d’organiser son sujet sur la toile. Le mot « artiste » prendra son sens moderne au milieu du XVIIIe siècle, notamment dans le Dictionnaire portatif des beaux-arts de Lacombe en 1759. Il a été rédigé par un auteur qui n’était pas praticien pour un large public.
.
(80) Gaehtgens et Pomian, 1998, p. 58.
(81) Chatelus, 1991, pp. 226-239.
(82) White (Harrison et Cynthia), La carrière des peintres au XIXe siècle, du système académique au marché des impressionnistes, Paris, Flammarion, 1991, p. 30
(83) La peinture dans la peinture, cat. expo Musée des Beaux-Arts de Dijon, 18 décembre 1982 – 28 février 1983, p. 179.
(84) Heinich, 1993, p. 114.
(85) Zilsel (Edgar), Le génie, histoire d’une notion de l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Editions de Minuit, 1993, p. 115.
(86) Renouvier (Jules), Histoire de l’art pendant la Révolution, 1789-1804, Genève, Slatkine Reprints, 1996, p. 447.
(87) Debrie (Christine) et Salmon (Xavier), Maurice Quentin de La Tour, Prince des pastellistes, Somogy, 2001, p. 181.
(88) Debrie (Christine) et Salmon (Xavier), Maurice Quentin de La Tour, Prince des pastellistes, Somogy, 2001, p. 179.
(89) Heinich, 1993, p. 269.
(90) Bonafoux, 1984, p. 60.
(91) Heinich, 1993, p. 127.
(92) Schneider (Norbet), L’art du portrait : les plus grandes oeuvres européennes : 1420-1670, Köln, Benedikt Taschen, 1994, pp. 104-117.
(93) Heinich, 1993, p. 265.
(94) Chatelus, 1991, p.15.
(95) Goodwillie (Erin), Jean-Etienne Liotard, peintre – philosophe.
(96) Bonafoux, 1984, p. 92.
(97) Holleczek (Andreas), in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, p. 263
(98) Holleczek (Andreas), in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, pp. 263-277.
(99) Holleczek (Andreas), in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, p. 274.
(100) Gaehtgens et Pomian, 1998, p. 281
(101) Heinich, 1993, p. 22.
(102) Denk (Claudia), in Gaehtgens, Rabreau et Schieder, 2001, vol. 2, p. 282.
(103) Heinich, 1993, p. 12
(104) Foucault (Michel), Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, pp. 19-31.
(105) Le Musée du Prado, catalogue de la collection, dirigé par Carlo L. Ragghianti, Paris, Editions des Deux Coqs d’or, 1970, p. 88.
(106) Baridon (Laurent) et Guédron (Martial), Corps et arts, physionomies et physiologies dans les arts visuels, Paris, L’Hartmattan, 1999, p. 91.
(107) Heinich, 1993, p. 184-192.
(108) Heinich, 1993, p. 184.
(109) Heinich, 1993, p. 184.
(110) Heinich, 1993, p. 194.
.
Fig. 49
Nicolas de Largillière, Autoportrait, peignant une Annonciation, 1711, huile sur toile, 80 x 65 cm, Château de Versailles, Versailles.
Source : Cinq cents autoportrait, Paris, Phaidon, 2000, p.196.
Fig. 50
Hyacinthe Rigaud, Autoportrait, 1716, huile sur toile, 80 x 64 cm, Galleria degli Uffizi, Florence.
Source : Cinq cents autoportrait, Paris, Phaidon, 2000, p.197.
Fig. 51
Hyacinthe Rigaud, Portrait de Louis XIV, 1701, huile sur toile, 279 x 190 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : http://www.kfki.hu/~arthp/html/r/rigaud/
Fig. 52
Maurice Quentin de La Tour, Portrait de Jean-Jacques Rousseau, pastel sur papier, 46 x 37 cm, Musée d’art et d’Histoire, Genève.
Source : Gay, Claire, Le XVIIIe siècle, Lausanne, éditions Rencontre, 1966, p.36.
Fig. 53
Nicolas de Largillière, Portrait de Voltaire, 78 x 62 cm, Châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles.
Source : Gay, Claire, Le XVIIIe siècle, Lausanne, éditions Rencontre, 1966, p.13.
Fig. 54
Louis Michel Van Loo, Portrait de Diderot, 1767, huile sur toile, 81 x 65 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : Gay, Claire, Le XVIIIe siècle, Lausanne, éditions Rencontre, 1966, p.26.
Fig. 55
Maurice Quentin de la tour, Jean le Rond d’Alembert, XVIIIe siècle, huile sur toile, Musée du Louvre, Paris.
Source : Debrie, Christine et Salmon, Xavier, Maurice Quentin de La Tour, Prince des pastellistes, Somogy, 2001.
Fig. 56
Jean Antoine Houdon, Jean-Jacques Rousseau, 1778, buste en bronze, 60 x 30,5 x 23,3 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : http://www.photo.rmn.fr
Fig. 57
Jean Baptiste Pigalle, Denis Diderot, XVIIIe siècle, buste sur piédouche en bronze, 52,2 x 34,5 x 25,5 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : http://www.photo.rmn.fr
Fig. 58
Jean Baptiste Pigalle, Autoportrait, XVIIIe siècle, buste en terre cuite, 55,2 x 27 x 25,7 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : http://www.photo.rmn.fr
Fig. 59
Maurice Quentin de La Tour, Portrait de Louis de Silvestre, 1753, pastel, Musée Antoine Lécuyer, Saint Quentin.
Source : Debrie, Christine et Salmon, Xavier, Maurice Quentin de La Tour, Prince des pastellistes, Somogy, 2001.
Fig. 60
Maurice Quentin de La Tour, Portrait de Jean Restout, étude, vers 1746, pastel, Musée Antoine Lécuyer, Saint Quentin.
Source : Debrie, Christine et Salmon, Xavier, Maurice Quentin de La Tour, Prince des pastellistes, Somogy, 2001.
Fig. 61
Jean-Baptiste Perronneau, Portrait de Jean-Baptiste Oudry, 1753, huile sur toile, 130 x 100 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : Gay, Claire, Le XVIIIe siècle, Lausanne, éditions Rencontre, 1966, p.38.
Fig. 62
Jean-Honoré Fragonard, L’Inspiration, 1679, huile sur toile, 80 x 65 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : Gay, Claire, Le XVIIIe siècle, Lausanne, éditions Rencontre, 1966, p.3.
Fig. 63
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait au chapeau de paille, 1782, huile sur toile, 97,8 x 70,5 cm, National Gallery, London.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>
Fig. 64
Godfried Schalcken, Autoportrait, vers 1695, huile sur toile, 92,3 x 31 cm, Galleria degli Uffizi, Florence.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 188.
Fig. 65
Maurice Quentin de La Tour, L’abbé Huber lisant, 1742, pastel sur papier gris-bleu, 81 x 102 cm, Musée d’art et d’Histoire, Geneva.
Source : http://artyzm.com/world/t/tour/abbe.htm
Fig. 66
Nicolas Poussin, Autoportrait, 1650, huile sur toile, 98 x 74 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 149.
Fig. 67
Jean-Etienne Liotard, Autoportrait, XVIIIe siècle, pastel sur papier, Galleria degli Uffizi, Florence.
Source : http://sunsite.dk/cgfa/l/p-liotard4.htm
Fig. 68
Jean-Etienne Liotard, Autoportrait, 1744-1745, pastel sur papier, 60,5 x 46,5 cm, Gemäldegalerie, Dresde.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 209.
Fig. 69
Diego Vélasquez, Les Ménines, 1656, huile sur toile, 318 x 276 cm, Museo del Prado, Madrid.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 157.
Fig. 70
Antoine Coypel, Autoportrait, 1717, huile sur toile, 90 x 73 cm, Châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
Fig. 71
Joseph Ducreux, Autoportrait, baillant, avant 1783, huile sur toile, 114,3 x 89 cm, Getty Museum, California.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
Fig. 72
Joseph Ducreux, Autoportrait en moqueur, 1793, huile sur toile, 55 x 46 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
.
CHAPITRE V
L’AUTOPORTRAIT : UNE ŒUVRE D’ART À PART ENTIÈRE
.
1° Les mouvements stylistiques et la naissance de la critique d’art
.
À partir de 1715, avec la Régence, s’ouvrait « le règne de l’esprit léger, ironique et rapide. » (111) Le goût français se redéfinissait avec les Lettres persanes de Montesquieu en 1721 et Le pèlerinage à l’île de Cythère (Fig. 73), morceau de réception à l’Académie royale de Watteau en 1717. Cette période signifiait pour la peinture un intérêt croissant pour les sujets frivoles. Watteau incarne bien cette période et cet art, mais il ne faut pas oublier l’autre grand peintre de la volupté et des fantasmes de la noblesse : François Boucher. Ses peintures mettant en scène des femmes voluptueuses comptent de nombreux exemples, comme La toilette de Vénus (Fig. 74).
L’art français retrouvera de sa cohérence et reprendra le chemin du prestige lorsqu’en 1745, Madame de Pompadour deviendra la maîtresse officielle de Louis XV. Cultivée, fréquentant les salons des plus riches Parisiennes, amie de Voltaire, la marquise de Pompadour savait être la protectrice des arts et a su redonner le goût des belles choses aux grandes fortunes parisiennes. Un catalogue d’exposition récent retrace l’influence de la marquise sur l’art français (112).
On sait que, vers le milieu du XVIIIe siècle, les arts visuels se sont tournés vers l’Antiquité pour y puiser des sujets didactiques et moraux susceptibles d’édifier les spectateurs. On a coutume de dire, un peu schématiquement, que les œuvres représentatives de ce mouvement de renouveau classique étaient fondées sur le dessin et la ligne plutôt que la couleur et qu’elles privilégiaient l’intellect sur les émotions. Ce retour à la beauté antique était presque exigé par l’auteur allemand Johann Joachim Winckelmann (1717-1768). Dans Réflexions sur l’imitation des œuvres des Grecs en peinture et en sculpture de 1755, il prône le retour à la simplicité de l’art grec face à la dégénérescence du goût « rocaille ». En France, c’est Quatremère de Quincy qui s’était fait le défenseur du retour à l’antique. Il apportait sa contribution au renouveau classique avec Essai sur la nature, le but et les moyens de l’imitation dans les beaux-arts, publié vers 1837. Il reste pourtant surtout célèbre pour avoir dirigé la transformation de l’église Sainte-Geneviève de Paris en Panthéon.
.
La peinture et la sculpture ont ainsi connu deux grandes phases durant le XVIIIe siècle, confirmant par là même la tendance générale des arts à osciller entre périodes de rigueur théorique et d’insouciance hédoniste. Cela ne doit pas nous faire oublier la grande innovation du siècle de l’Encyclopédie : la naissance de la critique d’art, faisant et défaisant les artistes (113). André Chastel voit dans la naissance de la critique en général, et dans la critique d’art en particulier, au début du siècle, le fait que : « la parole est passée à l’opinion, cette force vive et entraînante, dont le siège est à Paris, dans les cafés, dans les théâtres et les salons. » (114) En 1747, les Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France de La Font de Saint Yenne inaugurent cette nouvelle discipline. Pour la première fois, un auteur qui n’était pas un peintre se permettait de donner son avis sur les œuvres du Salon. C’est dans la préface d’un ouvrage récent, La Font de Saint-Yenne, œuvre critique, publié en 2001, qu’Étienne Jollet redonne sa place primordiale à celui qui inspirera l’œuvre critique de Denis Diderot. Ce dernier fera son apparition dans le monde de la critique d’art alors que son ami Grimm lui demandera de rédiger les comptes-rendus des Salons de Paris pour la Correspondance littéraire destinée aux princes d’Europe.
.
Mouvements artistiques successifs, naissance de la critique d’art, voici rapidement esquissé le contexte artistique du Siècle des Lumières. Ces quelques remarques faites ci-dessus intéressent évidemment celui qui étudie les autoportraits des artistes de cette époque, puisqu’il doit s’efforcer de replacer chaque artiste dans un contexte historique. Mais il est temps de revenir aux autoportraits eux-mêmes et à leur importance pour l’élévation du statut social des peintres. Cette volonté de changer de statut social ne se traduit pas seulement dans les portraits du peintre par lui-même en buste ou en pied. L’artiste peut aussi se représenter entouré de ses pairs ou de sa famille.
.
2° L’artiste se rend au Salon et réalise des portraits collectifs d’artistes
.
Les critiques d’art, mais aussi les peintres, se rendaient souvent au Salon, ne serait-ce que pour voir comment leurs toiles étaient accrochées. Ils s’y déplaçaient aussi et surtout pour écouter les commentaires des critiques, du public, voire de leurs concurrents. Les anecdotes à propos de ces visites sont nombreuses, une des plus célèbres étant sans doute celle de David au Salon et sa réaction devant l’Ossian de Girodet, son élève :
.
« Ah ça ! il est fou, Girodet ! il est fou, ou je n’entends plus rien à l’art de la peinture. Ce sont des personnages de cristal qu’il nous a faits là.
Quel dommage ! Avec son beau talent, cet homme ne fera jamais que des folies il n’a pas le sens commun. » (115)
.
D’ailleurs, il nous reste un autoportrait de Girodet, Autoportrait du peintre avec son chapeau (Fig. 75). Même si le musée d’art de Cleveland le date de 1790, on pourrait prendre l’autoportrait de cet homme comme celui d’un peintre romantique du début du siècle suivant. Sans débattre sur la date donnée par les experts, on remarque encore une fois que le peintre ne se représente pas comme un artiste. C’est l’image d’un homme, qui pourrait être un modèle autre que le peintre lui-même. Le dessin ne tente même pas d’être flatteur, le strabisme est reproduit sans hésitation. Pour comprendre le personnage qu’a été Girodet, nous pouvons nous reporter au chapitre que lui consacre Thomas Crow dans L’atelier de David (116).
C’est aussi à cette époque que se développe un engouement pour les portraits collectifs d’artistes. Il y a d’abord les scènes de genre qui les montrent, par exemple, réunis au sein d’un atelier. Léopold Boilly s’est fait le spécialiste de ce type de représentations. Son œuvre la plus célèbre est Réunion d’artistes dans l’atelier d’Isabey (Fig. 76-77-78). Une série d’études a été nécessaire pour rendre avec le plus de perfection possible cette galerie de portraits. Ce sont principalement des peintres de genre qui ont été représentés. Pour certains, on ne connaît le visage que par cette peinture, leur renommée n’a pas été assez grande pour que leur image soit diffusée d’une autre manière. Seuls Gérard et Girodet ont figuré comme représentant de la peinture d’histoire. Tous sont vêtus à la mode parisienne et non comme des artistes. L’artiste est un « notable moderne ». « L’artiste n’est pas au travail : l’art ne suffit plus à le définir. Le social l’emporte sur le fonctionnel. » (117) L’Antiquité est présente, mais discrète. Laissons parler Mabille de Poncheville pour ce qui est de la description du tableau :
« Dans un bel atelier dont le décor à l’antique présidé par un buste de Minerve ne laisse pas de rappeler la salle où naguère siégeait la Convention, les amis d’Isabey sont rassemblés. Laissant Baptiste aîné converser à gauche avec Solet, le maître de céans, dont la veste cardinalice jette un ton vif, a fait asseoir Gérard, vêtu de l’habit noir du Tiers-Etat, devant le chevalet où repose sa dernière œuvre, et tous deux la scrutent avec la même attention. Derrière eux, Carle Vernet, très cavalier dans sa redingote gris verdâtre, et Lethière, très romain dans le manteau où il se drape […]. Au fond sont placés Taunay, Drolling, Swebach, Demarne, Corbet, Bourgeois aux beaux yeux remplis de douceur, Hoffmann, le critique des Débats, figure anguleuse et maigre sous un chapeau noir. À droite, Girodet regarde le spectateur d’un œil fixe, Van Daël s’appuie sur la table où Redouté s’accoude d’un air fin à côté de Meynier ; et derrière celui-ci, Talma, aussi peu naturel que possible, prend une pose à la Chateaubriand. Boilly au contraire s’efface et laisse le premier plan à son ami Chenard, auquel il met la main sur l’épaule.
Duplessis-Bertaux, qui grava les scènes de la Révolution, et Méhul, qui orchestra ses hymnes, sont placés avec Thibaut et Percier au centre, sous l’œil aveugle de Minerve. À l’extrême droite, Serangeli, Bidault, Blot et Lemot entourent Chaudet assis près d’une guitare. » (118)
.
On retrouve, dans notre Annexe 3, rangés par ordre alphabétique, les différents peintres présents dans l’œuvre, en précisant leur activité. Il est intéressant de constater que ce sont des artistes qui sont représentés dans ce salon parisien : hommes politiques et mondains en sont absents.
Ce n’est pas une scène à la gloire du peintre, de sa famille et de son art, mais bien à Isabey homme des Lumières. Le cadre architectural est tout aussi important que la galerie de portraits, car il représente l’idéal de décoration de l’époque. Le catalogue d’exposition du Musée des Beaux-Arts de Lille en fait une description détaillée (119). La question est de savoir quel était l’objectif ou quels étaient les objectifs d’une telle œuvre, dont le Salon n’avait pas l’habitude ? Était-ce promouvoir le métier d’artiste en en montrant une partie de l’intimité ? Était-ce pour augmenter le prestige de Boilly ? Ou était-ce simplement une galerie des artistes admirés par Boilly (120) ?
.
Louis Léopold Boilly réalisera plusieurs autoportraits, chacun d’un style très différent. Il y a bien sûr son propre portrait dans L’atelier d’Isabey (Fig. 79). Nous le retrouvons avec plus de familiarité dans son Autoportrait avec des lunettes (Fig. 80). Il réalisera aussi de nombreux autoportraits après la période qui nous intéresse, au début des années 1800.
Il arrive que le peintre apparaisse dans certaines mises en scène prestigieuses, comme le fera Jacques-Louis David, présent dans Le sacre de Napoléon (Fig. 81) en 1804, où il s’est placé dans la tribune, derrière Madame la mère de Napoléon. Il ne s’agit plus ici pour l’artiste de se fondre dans une foule. Nous sommes loin de l’époque où Botticelli et ses contemporains n’osaient pas ou ne voulaient pas se prendre comme seuls sujets de la toile. Ici, c’est bien un peintre célèbre et confirmé, Jacques-Louis David, qui décide d’apparaître dans une œuvre de propagande impériale.
Dans un autre registre, Jean-Marc Nattier se représente dans son atelier (Fig. 82). La toile mentionne :
« Tableau de l’atelier de M. Jean-Marc Nattier, trésorier de l’Académie Royale de peinture et de sculpture. Commencé en 1730 et fini par ledit en 1762. » (121)
Représentation atypique, le peintre n’est pas devant sa toile. Palette et pinceaux à la main, il regarde le spectateur en se frottant le menton, signe de réflexion. Il est en retrait par rapport à sa femme, qui a interrompu ses exercices de piano, le temps de poser. Et dans le coin gauche, quatre enfants sont réunis autour d’un livre.
.
3° Les galeries d’autoportraits
.
Un autre élément atteste que les autoportraits ont vite été considérés comme des œuvres d’art à part entière. Dès le XVIe siècle, ils sont entrés dans les collections privées, à la suite de commandes ou de dons d’artistes. La galerie Médicis à Florence possédait déjà un certain nombre de ces images et cette collection a continué à s’enrichir au cours du XVIIIe siècle. Pascal Bonafoux note que :
.
« Le seul Musée des Offices où est conservée la collection […] des portraits des peintres célèbres par eux-mêmes que commença au milieu du XVIIe siècle le cardinal Léopold de Médicis, compte plus de mille de ces portraits. » (122)
.
L’Autoportrait (Fig. 34) qu’a réalisé Élisabeth Vigée-Lebrun en 1790 était destiné à la galerie du Grand Duc de Toscane, reconnaissance qui allait lui permettre de devenir membre de l’Accademia de Rome. Il est à noter que cet autoportrait a été commandé par le duc de Toscane lui-même, et que ce dernier était le frère de Marie Antoinette, dont Vigée-Lebrun était la portraitiste officielle (123). Dans son Autoportrait des Offices, elle s’est représentée en train de travailler à un portrait dont on ne voit pas le modèle, lequel se trouve sans doute hors champ. Sur le tableau qu’elle feint de réaliser se profile une esquisse du buste de Marie-Antoinette. L’artiste s’est représentée comme si elle n’avait aucun besoin de recourir à un miroir, ayant à la fois la capacité de mémoriser et de reproduire son image et celle de la reine (124). Louis Hautecoeur rapporte ainsi la façon dont a été reçue l’œuvre :
.
« Le directeur des Offices affirma, en recevant le tableau, que “ce portrait à la Van Dyck était peint avec une franchise et une intelligence singulière, si bien qu’il paraissait sorti du pinceau d’un homme du plus grand mérite plutôt que de celui d’une femme”. » (125)
.
D’autres artistes français du siècle auront le privilège de voir leur image accrochée aux Offices. Nicolas de Largillière se voit commander un autoportrait et Antoine Rigaud, en 1706, envoie son œuvre au duc de Toscane (Fig. 50). Perdue, il repeindra cette toile dix ans plus tard (126).
.
Certains amateurs s’intéressaient à ces œuvres particulières qu’étaient les autoportraits. Cette volonté de réunir des portraits d’artistes débute avec Vasari qui, pour ses Vite, veut introduire chaque biographie de peintre par un autoportrait. Et cette tradition se poursuit au long des siècles avec, par exemple, Guillaume Rouillé et son Promptuarium Iconum de 1553 ou Fulvio Orsini et son recueil Imagines de 1570 (127).
.
En général, les femmes qui peignaient leur reflet étaient plus recherchées, car plus rares. Les amateurs n’étaient pas comme ces académiciens qui jugeaient une œuvre sur son style, ils voulaient avant tout que le sujet soit original (128).
.
(111) Chastel, 1995, p. 244.
(112) Madame de Pompadour, protectrice des arts, cat. expo, 14 février-19 mai 2002, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, Xavier Salmon.
(113) Craske (Maathew), Art in Europe, 1700-1789 : a history of the visual arts in an era of unprecedented urban economic growth, Oxford and New York, Oxford History of Art, Oxford University Press, 1997, p. 32.
(114) Chastel, 1995, p. 245.
(115) Delécluze (Etienne Jean), David, son école et son temps, Paris, 1855, reprint Macula, 1983, p. 266.
(116) Crow, Thomas, L’atelier de David, émulation et Révolution, traduit de l’anglais par Roger Stuveras, Paris, Gallimard, 1997, pp. 307-348.
(117) Bordes (Philippe) et Michel (Régis), Aux armes et aux arts ! Les arts de la Révolution : 1789-1799, Paris, Adam Brio, 1988., p. 84.
(118) Mabille de Poncheville., Boilly, Paris, Plon, 1931 pp. 99-100.
(119) Boilly, 1761-1845, Un grand peintre français de la Révolution à la Restauration, Musée des Beaux-Arts de Lille, du 23 octobre 1988 au 9 janvier 1989, Paris, Plon, 1931, p. 52-63.
(120) Boilly, 1761-1845, Un grand peintre français de la Révolution à la Restauration, Musée des Beaux-Arts de Lille, du 23 octobre 1988 au 9 janvier 1989, Paris, Plon, 1931, p. 61.
(121) Brusseaux, 1975, p. 74.
(122) Bonafoux, 1984, p. 15.
(123) Cheney, 2000, p. 119.
(124) Sheriff (Mary), The Exceptional Woman, Chicago, University of Chicago Press, 1996, p. 204.
(125) Hautecoeur (Louis), Madame Vigée-Lebrun, Paris, Henri Laurens éditions 1914, p. 76.
(126) Brusseaux, 1975, pp. 70 et 71.
(127) Pommier, 1998, p. 198.
(128) Levey (Michael), Painting and Sculpture in France, 1700-1789, New Haven and London, Yale University Press, 1993, p. 38.
.
Fig. 73
Antoine Watteau, Pélerinage à l’île de Cythère, 1717, huile sur toile, 129 x 194 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : Bazin, Germain, La peinture au Louvre, Paris, France Loisirs, 1990, p. 226.
Fig. 74
François Boucher, La toilette de Vénus, 1751, huile sur toile, 108,3 x 85,1 cm, Metropolitan Museum of Art, New York City.
Source : http://www.metmuseum.org
Fig. 75
Anne-Louis Girodet de Roucy-Trioson, Autoportrait au chapeau, 1790, craie noire et gouache blanche, 21,6 x 17,5 cm, Cleveland Museum of Art, Ohio.
Source : http://www.cleveland.org.
Fig. 76
Louis Léopold Boilly, Réunion d’artistes dans l’atelier d’Isabey, avant 1799, huile sur toile, 71,5 x 111 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
Fig. 77
Louis Léopold Boilly, Réunion d’artistes dans l’atelier d’Isabey, détail 1, avant 1799, huile sur toile, 71,5 x 111 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
Fig. 78
Louis Léopold Boilly, Réunion d’artistes dans l’atelier d’Isabey, détail 2, avant 1799, huile sur toile, 71,5 x 111 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
Fig. 79
Louis Léopold Boilly, Réunion d’artistes dans l’atelier d’Isabey, autoportrait, avant 1799, huile sur toile, 71,5 x 111 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
Fig. 80
Louis Léopold Boilly, Autoportrait avec des lunettes, XIXe siècle, huile sur toile, 45 x 38 cm, Châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
Fig. 81
Jacques-Louis David, Le sacre de Napoléon, 1806, huile sur toile, 6,20 x 9,79 m, Musée du Louvre, Paris.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
Fig. 82
Jean-Marc Nattier, L’artiste et sa famille, 1730, huile sur toile, 142 x 163 cm, Musée national du château et de Trianon, Versailles.
Source : 500 chefs-d’oeuvre du Louvre, Anne Sefrioui, Paris, Scala, 1999, p. 202.
.
LE PEINTRE : UN GÉNIE À PART ENTIÈRE ?
.
1° L’artiste peintre et la notion de génie
.
Après la Renaissance, le peintre « veut construire l’architecture de cette discipline particulière qu’est la peinture, en en découvrant les lois et en les reliant entre elles. » (129) Comme le souligne Jean Starobinski, les hommes des Lumières ne voulaient plus obéir à des lois arbitraires, ils réclamaient l’autonomie (130). René Descartes et Blaise Pascal n’avaient-ils pas substitué au respect stérile de l’autorité des Anciens l’idée de la souveraineté de la raison, dont les conquêtes successives justifient la croyance au progrès ? Dans ce contexte, et avec la naissance du culte du génie, la place qu’a occupé la peinture s’est modifiée. Edgar Zilsel écrit à ce propos :
.
« Empruntant aux lettrés qu’ils jalousent leurs arguments humanistes, les défenseurs des arts affirment, au mépris des faits, qu’ils étaient beaucoup plus respectés dans l’Antiquité. » (131)
.
Quant à Léonard de Vinci, il écrivait déjà, vers 1500, dans son Traité de la peinture :
.
« La peinture n’est pas une connaissance […] mécanique ou semi-mécanique, car elle s’appuie sur l’expérience. […] Toute science “a son commencement et son aboutissement dans l’esprit” […]. L’activité de la main n’intervient qu’ensuite. » (132)
.
Denis Diderot définissait le génie comme « l’entendue de l’esprit, la force de l’imagination et l’activité de l’âme, voilà le génie. » (133) Le peintre ne se contente pas de copier la nature, il est capable d’invention, c’est-à-dire de produire sur la toile quelque chose lui appartenant en propre, pour le but de transmettre ses idées. Jean Starobinski insiste sur l’importance de cette notion de « génie » :
« Une œuvre d’art transcende le temps pour transformer un instant en éternité. Le génie de l’artiste compte plus que le sujet de l’œuvre. » (134)
Le génie est autonome face à la tradition, il peint par vocation (135). Ceci est important pour l’élévation du statut social du peintre. La peinture, dont l’acteur principal est le peintre, un génie, ne se transmet pas de père en fils tel un métier artisanal. Il y a quelque chose d’inné chez les grands peintres, un don particulier qui ne s’apprend pas. Allant dans ce sens, Roger de Piles affirmait le sens moderne du mot :
.
« Le génie est la première chose que l’on doit supposer dans un peintre. C’est une partie qui ne peut s’acquérir ni par l’étude ni par le travail. » (136)
.
Nathalie Heinich conclut : « La valorisation du génie contre les règles va imposer l’originalité dans son acception moderne, comme ce qui est “nouveau” et “unique” à la fois. » (137) Le génie produit une œuvre qui ne ressemble pas à ce qui précède, mais qui innove et fait progresser l’art et donc toute la civilisation. En outre, l’œuvre d’art n’est pas un produit de consommation que le plus grand nombre doit pouvoir acquérir. La peinture est unique, seul l’original immortalise le génie.
.
En parlant de la représentation des peintres se rapprochant des lettrés dans leurs autoportraits, nous avons déjà vu comment les artistes valorisaient leur statut d’intellectuel à travers l’importance de la réflexion avant l’exécution. L’artiste représente aussi des génies et l’Inspiration. Élisabeth Vigée-Lebrun a peint le portrait de Giovanni Paësiello (Fig. 83). Le compositeur ne reçoit pas son inspiration en regardant ses notes ou ses doigts sur les touches de l’instrument. D’ailleurs, les mains du musicien n’ont pas la finesse idéale pour un joueur de piano. Si le compositeur est génial, c’est qu’il reçoit son inspiration d’ailleurs, d’un monde que le commun des mortels ne peut pas pénétrer. Ce regard qui fixe le ciel, ce que l’on ne voit pas sur le tableau, c’est là la clé du génie. Élisabeth Vigée-Lebrun représentera d’ailleurs aussi son statut d’intellectuelle. Dès 1781, dans ce formidable autoportrait (Fig. 63) sur fond de ciel bleu, elle esquisse un geste de rhétorique évocateur. L’une des mains maintient les instruments de son travail, l’autre fait ce geste qui signifie que l’artiste réfléchit. Ici, ce n’est pas l’artiste au travail, manuellement parlant, mais intellectuellement.
2° Le pastel et ses maîtres
.
À partir de 1665, le pastel fait partie des épreuves à l’Académie royale. Joseph Vivien sera reçu à l’Académie en 1701 en tant que « peintre au pastel ». Avec le Portrait de la marquise de Pompadour (Fig. 84), représentée en allégorie des Arts et des Sciences, Maurice Quentin de La Tour est parvenu à donner ses lettres de noblesse à la technique. André Chastel le confirme :
.
« La catégorie de “peintre en pastel” fut admise par l’Académie quand, après l’avoir agréé en 1737, elle reçut Maurice Quentin de La Tour en 1746. » (138)
Antoine Watteau, Jean-Honoré Fragonard et Maurice Quentin de La Tour auront chacun privilégié le pastel. Mais il faut revenir aux prémices de cette invention pour en comprendre la portée au XVIIIe siècle. La technique du pastel a été brillamment introduite en France par Rosalba Carriera (Fig. 85), qui s’était montrée si talentueuse que l’Académie Royale en avait fait un de ses membres en 1720. Geneviève Monnier explique que « Rosalba Carriera innove véritablement en attribuant au pastel un rôle essentiel dans la création de portraits dans la société italienne. » (139) Dans Les Premiers Éléments de la peinture, enrichis des figures par Jean-Baptiste Corneille, et réédités au courant du XVIIIe siècle, une bonne place est faite à cette technique. Par ailleurs, le chevalier de Jaucourt, dans l’Encyclopédie, y consacre l’article suivant :
.
« C’est une peinture où les crayons font l’office des pinceaux ; or le mot de pastel qu’on a donné à cette sorte de peinture, vient de ce que les crayons dont on se sert sont faits avec des pâtes de différentes couleurs. L’on donne à ces espèces de crayons, pendant que la pâte est molle, la forme de petits rouleaux aisés à manier ; c’est de toutes les manières de peindre celle qui passe pour la plus facile & la plus commode, en ce qu’elle se quitte, se reprend, se retouche, & se finit tant qu’on veut.
Le fond ordinaire sur lequel on peint au pastel est du papier dont la couleur la plus avantageuse est d’être d’un gris un peu roux ; & pour s’en servir plus commodément, il faut le coller sur un ais fait exprès d’un bois léger. Le plus grand usage que l’on tire du pastel, est de faire des portraits ; on est obligé de couvrir toujours cette peinture d’une glace fort transparente qui lui sert de vernis.
Aussi a-t-on vu long-tems avec peine, que cette agréable peinture, qui ne tient aux tableaux que par la ténuité de ses parties, fut sujette à s’affoiblir & à se dégrader par divers accidens inévitables. Des peintres célebres étoient parvenus à la fixer ; mais ils étoient dans la nécessité de redonner après l’opération, quelques touches dans les clairs, pour leur rendre tout leur éclat. Enfin le sieur Loriot a trouvé en 1753 le moyen de fixer, d’une maniere plus solide, toutes les parties d’un tableau en pastel, & même de n’en point changer les nuances. Il peut par son secret faire revivre quelques couleurs qui ont perdu leur vivacité ; l’académie de Peinture & de Sculpture, paroît avoir approuvé par ses certificats, la nouvelle invention de cet artiste. » (140)
Plus convaincant encore de la notoriété de cette technique est le Traité de la peinture au pastel de Paul-Romain Chaperon publié en 1788. Le seul inconvénient de ces œuvres réalisées au pastel était, comme le souligne déjà l’article de l’Encyclopédie, leur extrême fragilité qui les rendait difficilement transportables et donc difficilement exposables. C’est pour cette raison, par exemple, que Rosalba Carriera présentait toujours une majorité de miniatures aux Salons.
.
Maurice Quentin de La Tour appréciait cette technique qui permettait une exécution rapide de l’œuvre, qualité non négligeable pour un portraitiste qui devait fixer les traits du modèle avant que celui-ci ne soit trop las pour poser. L’Autoportrait de 1751 (Fig. 21), réalisé au pastel, est fameux pour avoir figuré un temps sur les billets de cinquante francs. Cette œuvre montre combien le peintre travaillait d’une main leste et comment il pouvait saisir une émotion en quelques touches de couleur. Plus important, La Tour s’intéressait à peindre son regard. Pascal Bonafoux généralise à tous les portraits et les autoportraits cette importance du regard, car c’est lui d’abord « qui est peint ; les traits du visage sont anecdotes comme le reste. » (141)
Il ne faudrait pourtant pas croire que le pastel, technique permettant une exécution rapide du portrait, est toujours été utilisé à la va-vite. Dans le livre Maurice Quentin de La Tour, Prince des pastellistes, il est noté que :
.
« Bien que la technique du pastel permette de travailler plus rapidement que celle de la peinture à l’huile qui nécessite des temps de séchage, nous ne sommes pas sûrs que l’artiste ait jamais eu le temps d’achever un portrait lors des séances de pose de l’un de ses modèles. Le nombre des études ou “préparatoires” conservées dans le fonds d’atelier de Saint-Quentin invite au contraire à penser qu’il procédait par étapes et que l’œuvre définitive, soit celle qu’il livrait à son commanditaire, ou celle qu’il conservait pour sa délectation personnelle, résultait d’un long processus d’élaboration. » (142)
.
Dans le cas des autoportraits, le regard joue évidemment un rôle essentiel. Le peintre regarde le reflet du miroir qui le regarde et doit transmettre sur la toile toute l’intensité émotionnelle dont sont emplis ses yeux à ce moment. C’est un lieu commun que de dire que les yeux sont le miroir de l’âme. Le peintre qui peint son reflet aura beau s’attarder sur les traits de son visage, c’est dans son regard que tout se jouera, qu’il pourra révéler sa vraie nature, que le public le reconnaîtra. L’œuvre une fois terminée, ce regard qui interrogeait son propriétaire se pose sur le spectateur, lui dévoilant l’être profond de l’artiste tout en posant des questions sur l’identité de l’observateur. Philippe Bordes et Régis Michel écrivent à propos de l’autre grand pastelliste, Jean Siméon Chardin :
.
« Avec lui s’exprime l’un des aboutissements de l’évolution du portrait, axé essentiellement sur un visage vu en gros plan, d’une étonnante présence aussi bien physique qu’existentielle. » (143)
.
Chardin savait parfaitement rendre les chairs au moyen de cette technique. Il avait étudié avec Pierre-Jacques Cazes et brièvement avec Noël-Nicolas Coypel. À l’âge de vingt-neuf ans il était devenu membre de l’Académie royale. Ses deux Autoportraits (Fig. 40-41) de 1771 et 1775 sont célèbres. Jules et Edmond de Goncourt font ce commentaire :
.
« Allez à ces deux portraits du Louvre, où il s’est représenté comme le vieux grand-père de son œuvre, sans coquetterie, dans le déshabillé bourgeois. » (144)
Il est dit que Chardin a commencé à utiliser le pastel alors que sa vue se dégradait. Ce fâcheux mythe, même s’il est en partie vrai, ne fait que diminuer l’importance et les qualités du pastel. C’est aussi oublier que le maître français innovait dans ce domaine. Geneviève Monnier explique :
.
« Chardin emploie le pastel avec audace : il écrase la matière poudreuse et il pose à la surface certaines zébrures qui s’harmonisent avec l’ensemble lorsqu’elles sont vues à distance. Cette technique divisée est révolutionnaire à cette époque. » (145)
.
Élisabeth Vigée-Lebrun s’était aussi essayée au pastel. Nous en avons un exemple avec Louise Augusta (Fig. 86). Effectivement, le pastel est bien différent de l’artiste que l’on connaît par les portraits et les autoportraits. Cette œuvre est la preuve qu’Élisabeth Vigée-Lebrun avait plusieurs cordes à son arc. Si la portraitiste officielle de Marie-Antoinette s’était intéressée au pastel de manière occasionnelle, d’autres grands artistes français y consacreront tout leur talent. Et parmi eux, une femme, Adélaïde Labille-Guiard.
3° Maurice Quentin de La Tour et Adélaïde Labille-Guiard
.
Il est tout d’abord bon de laisser Christine Debrie et Xavier Salmon nous rappeler qu’au XVIIIe siècle :
.
« Le portrait avait vécu une véritable mutation. Il était devenu expression du raffinement et de l’esprit du temps, il se voulait le plus authentique possible, sans fard, sans fioriture, dépourvu de toute hypocrisie […]. » (146)
.
Cette citation pouvant aussi faire office d’introduction à ce que tentera de réaliser, avec succès, Maurice Quentin de La Tour dans ses autoportraits. Plus de quinze portraits du peintre par lui-même sont authentifiés comme étant de la main du maître du pastel. Le premier a été exposé au Salon de Paris en 1737 (Fig. 87). Le titre le plus courant de cette œuvre est Autoportrait dit à l’œil de bœuf. Le peintre se montre en tenue d’atelier, accoudé à un oculus, montrant quelque chose de sa main droite. Il existe plusieurs répliques de cette toile et les experts n’ont pas encore réussi à déterminer quelle œuvre était celle du Salon.
L’Autoportrait dit au chapeau clabaud ne nous est connu que par une esquisse de La Tour (Fig. 88) et par une gravure réalisée par Georg Friedrich Schmidt (Fig. 89). Encore une fois, l’artiste se représente dans sa vie quotidienne, habillé comme il travaillait dans son atelier.
Il y a aussi l’Autoportrait, portant un jabot (Fig. 21) qui a déjà été mentionné à propos du portrait réalisé par Perronneau au Salon de 1750. C’est ici le La Tour mondain qui se peint, celui des salons parisiens, dont l’un des plus réputés, celui de Madame Geoffrin. C’est aussi le caractère du peintre qui ressort dans cette toile, ce caractère tellement décrit par ses contemporains. Il y a par exemple Mariette qui le trouvait orgueilleux et moins intelligent qu’il ne voulait le faire croire (147). Lorsqu’il peint le reflet de son miroir pour le Salon de 1750, La Tour se montre tel qu’il veut être vu par les Parisiens.
C’est sans doute pour cette œuvre qu’il a réalisée l’esquisse conservée au musée de Dijon (Fig. 90). Il y a une copie recentrée sur le buste conservée au Norton Simon Museum à Pasadena en Californie (Fig. 91), une œuvre intéressante, car datée au verso de l’année 1764, quatorze ans après la première version. Que ce soit dans l’œuvre originelle ou dans les copies, c’est un peintre se considérant comme un homme de génie qui se représente, une conviction qui nous est confirmée par de nombreux témoignages écrits.
Le Musée du Louvre conserve un Autoportrait (Fig. 92) de La Tour datant du début des années 1760. Encore une fois, ce qui intéresse le peintre, c’est de capter sa propre personnalité. Cette œuvre est peinte dans les mêmes années que les autoportraits de Chardin et Liotard, qui eux non plus ne se font plus guère de concessions. Enfin, il y a l’Autoportrait (Fig. 93) du musée de San Francisco sans doute peint vers 1770. Le peintre a toujours le sourire, même au soir de sa vie.
Laissons Christine Debrie et Xavier Salmon résumer et conclure cette rapide approche des autoportraits de Maurice Quentin de La Tour :
.
« Cette vision franche et directe qu’il eut de lui-même est une brillante illustration de la nouvelle conception du portrait qui s’est imposée au XVIIIe siècle et à laquelle Maurice Quentin de La Tour adhéra complètement. Son souci de la ressemblance, de la fidélité à la nature, de l’expression de l’âme transparaît avec éclat dans chacun de ses autoportraits, comme dans chacune de ses œuvres résultant de commandes officielles ou de commandes privées, qu’elles soient demeurées à l’état d’études ou qu’elles soient achevées. Toutes sont intimes et vivantes ; toutes révèlent la connaissance personnelle que l’artiste eut du modèle. Jamais, à l’instar du miroir renvoyant à chacun son image exacte, elles ne trahissent la vérité. » (148)
.
Propulsant l’art du pastel à son apogée, Maurice Quentin de La Tour a bien sûr fait des émules. Parmi ceux qu’il a inspirés, il y a une femme. À partir de 1769 et pour cinq ans environ, Adélaïde Labille-Guiard a étudié avec Maurice Quentin de La Tour. Elle était fascinée par la maîtrise que son mentor avait du pastel. S’adonnant d’abord à la peinture de miniature, elle utilisera beaucoup le pastel avant de venir à la peinture à l’huile.
Si l’artiste peintre s’intéressait à la miniature, ce n’était pas par hasard. Jean Chatelus explique qu’il « est indubitable que la vogue des portraits en miniature va croissant durant la seconde moitié du siècle […]. » (149) Ce médium intéressera aussi les auteurs de traités. Citons-en deux exemples avec le Traité de la miniature de Claude Boutet réédité de 1674 à 1782 et le Traité élémentaire sur l’art de peindre en miniature, par Violet, 1788.
.
Ce n’est qu’en 1782, d’après ce que nous savons aujourd’hui, qu’apparaît le premier Autoportrait (Fig. 94) d’Adélaïde Labille-Guiard, qu’elle exposera au Salon de la Correspondance de Pahin de la Blancherie. D’ailleurs, ce ne sera pas la première fois, ni la dernière, que l’un de ses autoportraits sera accroché à côté d’un d’Élisabeth Vigée-Lebrun. Dans cet Autoportrait, elle se montre s’apprêtant à peindre une toile à la technique de la peinture à l’huile, cela devant signifier au spectateur que cette femme artiste possède des talents très diversifiés. Un an plus tard, elle réalisera un autre autoportrait au pastel, de format ovale avec une pose pratiquement identique. Adélaïde Labille-Guiard a laissé son nom à la postérité, sans être peintre de tableaux historiques, et en s’intéressant à un médium difficile, le pastel.
.
(129) Brusseaux, 1975, p. 57.
(130) Starobinski (Jean), The Invention of Liberty, 1700-1789, Genève, Skira, 1964, p. 12.
(131) Zilsel, 1993, p. 135
(132) Zilsel, 1993, p. 136
(133) Diderot, 1965, p. 9.
(134) Starobinski, 1964, p. 147.
(135) Heinich, 1993, p. 102.
(136) Heinich, 1993, p. 172.
(137) Heinich, 1993, p. 174.
(138) Chastel, p. 320
(139) Monnier (Geneviève), La pastel, Genève, Skira, 1983, p. 22
(140) Chevalier de Jaucourt, in Diderot et d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Stuttgart, Frommann, 1966.
(141) Bonafoux, 1984, p. 84.
(142) Debrie et Salmon, 2001, p. 201.
(143) Bordes et Michel, 1988, p. 32.
(144) Goncourt, 1967, p. 89.
(145) Monnier, 1983, p. 32.
(146) Debrie et Salmon, 2001, p. 50.
(147) Debrie et Salmon, 2000, p. 52.
(148) Debrie et Salmon, 2001, p. 63.
(149) Chatelus, 1991, p. 64
.
Fig. 83
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Giovani Battista Paisiello, 1791, huile sur toile, 129 x 94 cm, Museo teatrale alla Scala.
Source : http://www.yesmilano.it/inserti/milarte/htm/scala/scala_vedi_anche.htm.
Fig. 84
Maurice Quentin de La Tour, Portrait de la marquise de Pompadour, 1755, pastel sur papier gris-bleu, 177 x 131 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : http://www.louvre.fr/anglais/collec/ag/inv27614/ag_f.htm
Fig. 85
Rosalba Carriera, L’Amour dirigeant un concert, un jeun homme jouant de la flûte et Rosalba jouant du clavecin, vers 1719, miniature sur ivoire, 10 cm de diamètre, Musée du Louvre, Département des arts graphiques, Paris.
Source : http://www.photo.rmn.fr.
Fig. 86
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Louise Augusta, reine de Prusse, 1801, pastel sur papier, Schloss Charlottenburg, Berlin.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>
Fig. 87
Maurice Quentin de La Tour, Autoportrait à l’oeil de boeuf, XVIIIe siècle, pastel sur papier, Musée d’Art et d’Histoire, Geneva.
Source : Debrie, Christine et Salmon, Xavier, Maurice Quentin de La Tour, Prince des pastellistes, Somogy, 2001.
Fig. 88
Maurice Quentin de La Tour, Autoportrait, vers 1742, pastel, 38 x 30 cm, Musée Antoine Lécuyer, Saint-Quentin.
Source : http://www.photo.rmn.fr
Fig. 89
Georg Friedrich Schmidt, Portrait de Maurice Quentin de La Tour, d’après une oeuvre de La Tour, XVIIIe siècle, sanguine, Musée Antoine Lécuyer, Saint-Quentin.
Source : Debrie, Christine et Salmon, Xavier, Maurice Quentin de La Tour, Prince des pastellistes, Somogy, 2001.
Fig. 90
Maurice Quentin de La Tour, Autoportrait, XVIIIe siècle, pastel, 27 x 22 cm, Musée des Beaux-Arts, Dijon.
Source : http://www.photo.rmn.fr
Fig. 91
Maurice Quentin de La Tour, Autoportrait, XVIIIe siècle, pastel sur papier, 45,7 x 38,1 cm, The Norton Simon Foundation, Pasadena, California.
Source : http://www.nortonsimon.org/home.asp
Fig. 92
Maurice Quentin de La Tour, Autoportrait, XVIIIe siècle, pastel, papier gris sur châssis entoilé, 56 x 45,5 cm, Musée du Louvre, Département des arts graphiques, Paris.
Source : http://www.photo.rmn.fr.
Fig. 93
Maurice Quentin de La Tour, Autoportrait, vers 1760, pastel sur papier, The Fine Arts Museums of San Francisco, California.
Source : http://www.thinker.org/index.asp
Fig. 94
Adélaïde Labille-Guiard, Autoportrait, vers 1782, crayons noir et de couleurs, 46 x 37 cm, Châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
.
LES AUTOPORTRAITS DES FEMMES PEINTRES
.
Au XVIIIe siècle, nombre d’auteurs utilisaient leur plume pour réfléchir sur l’évolution du rôle de la femme et sa place dans une période marquée par de nombreuses mutations sociales. Le plus célèbre et le plus influent des Français qui ait consacré nombre de ses écrits à ces questions est Jean-Jacques Rousseau. Le philosophe insistait surtout sur le rôle important de l’éducation, problème auquel il consacrera une bonne partie de son ouvrage, Émile.
Le phénomène qui met en évidence la place grandissante que tient la femme dans la société est le salon. Ces réunions mondaines se tenaient à l’initiative de la maîtresse de maison au nom de famille prestigieux comme Madame du Deffand, Madame Geoffrin ou Julie de l’Espinasse. Et même si c’était les hommes fréquentant un salon qui en faisaient le prestige, l’Histoire a retenu avant tout le nom de l’hôtesse. Thomas Gaehtgens et Krzystof Pomian écrivent :
.
« Les salons sont animés par les femmes ; elles y admettent ou en excluent, elles participent à la conversation, elles jugent. Elles sont reconnues en tant que partenaires de l’échange intellectuel. » (150)
.
Élisabeth Louise Vigée-Lebrun avait, durant un temps, reçu chez elle les intellectuels, artistes et hommes influents de l’époque. Polignac était un habitué de son salon. Le prestige atteint par ses réunions avait sans doute attisé la jalousie de ses pairs, cela contribuant à la formation d’une des nombreuses rumeurs qui ont entouré l’artiste. En 1788, Élisabeth Vigée-Lebrun organisait chez elle ce qui deviendra le souper grec :
.
« […] Élisabeth eu soudain l’idée d’improviser pour le soir même un souper où tout fût grec, y compris la cuisine. » (151)
.
Dans les pages suivantes de son ouvrage, Françoise Pitt-Rivers détaille cette soirée où les invités s’étaient amusés à s’habiller à la grecque. La maîtresse de maison avait réuni quelques amis pour la réalisation de tableaux vivants, ceux-ci apparaissant à cette époque sous d’autres noms comme « tableaux en action » ou « tableaux fugitifs ». Le scandale, lui, était financier. Françoise Pitt-Rivers explique :
.
« Mais ce fut aussi un succès mondain, un sujet de conversation à la cour comme à la ville qui allait bientôt devenir un sujet de scandale. Arriva en effet ce qui devait arriver : ceux qui n’en étaient pas sont naturellement vexés, mais surtout blessés qu’Élisabeth ne veuille pas renouveler la fête, donner en quelque sorte une seconde représentation. Ils font alors courir le bruit que ce souper a coûté vingt mille francs, somme qui va quadrupler à mesure que le récit s’en propage à Rome, à Saint-Pétersbourg, […]. » (152)
.
Si les femmes commençaient à s’émanciper dans la Haute Société, l’Académie Royale de peinture et de sculpture n’était pas prête à évoluer aussi rapidement. Les femmes n’y ont été acceptées que de façon exceptionnelle. Quelques artistes étrangères auront eu l’honneur d’en devenir membres, comme Anna Dorothea Therbusch. Elle a réalisé un Autoportrait (Fig. 95) dans lequel elle s’est représentée assise, tenant un livre à la main, un monocle à l’œil. Elle semble surprise d’être peinte, elle arrête son activité intellectuelle pour se donner à voir au miroir. Bien entendu, en 1762, Dorothea Therbusch n’avait plus à prouver son talent et était déjà célèbre. Dans son salon de 1767, Denis Diderot commente une œuvre de celle qu’il nomme « Madame Therbouche ». Parmi les réflexions désobligeantes que fait le commentateur il y a celle-ci :
.
« Ce n’est pas le talent qui lui a manqué pour faire la sensation la plus forte dans ce pays-ci. Elle en avait du reste. C’est la jeunesse, c’est la beauté, c’est la modestie, c’est la coquetterie. Il fallait s’extasier sur le mérite de nos grands artistes. » (153)
.
Une remarque peut-être plus franco-française que misogyne, mais sans appel.
En tous cas, il semble bien que le rôle des femmes peintres du XVIIIe siècle ait été sous-estimé, ce que ne manque pas de souligner Frances Borzello :
.
« L’histoire a caché le fait que les femmes ont sans cesse été présentes et qu’elles réfléchissaient, comme les hommes, à la manière de se représenter en peinture. » (154)
.
Cette remarque implique que, si les autoportraits des hommes peintres étaient l’aboutissement d’une longue réflexion, ceux des femmes avaient encore plus à dire.
.
(150) Gaehtgens et Pomian, 1998, p. 51.
(151) Pitt-Rivers, Françoise, Madame Vigée Le Brun, Paris, Gallimard, 2001, p. 70.
(152) Pitt-Rivers, 2001, p. 73.
(153) Diderot, Denis, Salon de 1767 – Salon de 1769, présenté par Else Marie Bukdahl, Paris, Hermann, 1990.
(154) Borzello, 1998, p. 21.
.
Fig. 95
Dorothea Terbusch, Autoportrait, XVIIIe siècle, huile sur toile, 151 x 115 cm, Gemäldegalerie, Dresde.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 230
.
FAIRE SON PROPRE PORTRAIT À L’ÉGAL DES HOMMES
.
1° L’exclusion des femmes peintres de l’Académie royale et les exceptions
.
L’enseignement proposé par l’Académie royale leur étant inaccessible, au nom des bonnes mœurs, les femmes qui faisaient de la peinture leur profession avaient en général un père, un frère ou un mari artiste qui pouvait leur apprendre le métier. Dans les biographies ou autobiographies, il était de tradition d’évoquer le soutien d’un membre de la famille qui aidait aux tâches quotidiennes de l’atelier. Ou alors, c’est une femme qui était citée comme aide. L’emploi d’un assistant aurait provoqué trop de médisances (155). Et, alors qu’autour des peintres masculins du siècle se formaient des légendes pour le moins douteuses, comme David arrivant à Rome qui aurait comparé la confrontation aux œuvres antiques à une opération de la cataracte, ces femmes qui voulaient exercer le métier de peintre étaient encore considérées comme artistes ou femmes déviantes par les biographes (156). Pour leur reconnaissance de leur vivant puis pour la postérité, les femmes artistes ne pouvaient compter que sur leur autobiographie ou la notoriété de leurs œuvres.
Parmi les scandales qui ont défrayé la chronique mondaine de l’époque, il y a l’affaire Calonne. Ce dernier aurait eu des relations plus qu’amicales avec Élisabeth Vigée-Lebrun. Le scandale éclate lorsque l’artiste présente un portrait qu’elle a réalisé du contrôleur général des finances au Salon de 1785 (Fig. 96). L’indignation fut grande et concernait des malversations de l’homme d’État au profite de sont hypothétique amante. On constate que les histoires passées à la postérité des peintres femmes qui ont accédé au succès tournent autour de leur vie privée. À l’opposé, pour les artistes hommes, les siècles ne retiennent que les histoires expliquant leur qualité de génie.
Une caractéristique commune à l’enfance des femmes peintres était la précocité de leur talent artistique. Il s’agissait d’une sorte de justification littéraire de leur don, car elles seront longtemps considérées comme des cas isolés, ne faisant pas partie de la chaîne de l’art. S’il ne semblait pas exister de relation de maître à élève entre femmes artistes, en revanche, il y avait toujours un tuteur masculin derrière un talent féminin. Souvent, les femmes artistes étaient issues de familles de peintres, comme le note Octave Fidière pour Mademoiselle Natoire, sœur du célèbre Charles Natoire (157).
Pour ce qui est d’Élisabeth Vigée-Lebrun, même si elle était la fille d’un peintre, elle a surtout été la protégée de Joseph Vernet, membre de l’Académie. Dans ses Souvenirs, elle se dit l’humble héritière de Rubens, qui a été sa source d’inspiration. L’épisode le plus célèbre à ce sujet est celui de son voyage à Bruxelles, où elle a vu le Portrait de Susanne Forment, plus communément appelé Portrait au chapeau de paille (Fig. 97), réalisé par Pierre Paul Rubens au siècle précédent. Elle reprendra la composition imaginée par le maître pour son Autoportrait au chapeau de paille (Fig. 63) dont elle parle ainsi :
.
« Je me peignis portant sur ma tête un chapeau de paille, une plume et une guirlande de fleurs des champs, et tenant ma palette à la main. » (158)
Élisabeth Vigée-Lebrun s’est peinte avec une robe de soie puce, coloris mis à la mode par la reine dont elle est la portraitiste officielle. Mis à part la palette, la pose et la façon de se vêtir ne font aucun doute sur le lien entre les deux portraits. Ce tableau sera exposé au Salon de 1783.
Ce qui retient notre attention ici, c’est que cette légende a été créée par l’artiste elle-même, lorsqu’elle entreprit la rédaction de ses Souvenirs. Élisabeth Vigée-Lebrun a senti le besoin de créer sa propre légende en écrivant ses Souvenirs alors que la vie des hommes peintres célèbres était relatée par de nombreuses sources. David n’avait pas besoin d’écrire son autobiographie pour que l’on connaisse son parcours en détail. Il est à noter que Louis Hautecoeur met en doute le fait que ce soit bien Élisabeth qui ait écrit ses souvenirs, voyant plutôt son neveu, Tipier-Lefranc, dans la peau de l’écrivain (159). Il faut aussi rappeler que les Souvenirs ne constituent pas la seule biographie de cet artiste. En 1793, Jean Baptiste Pierre Lebrun publiait le Précis historique de la vie de la Citoyenne Le Brun, peintre, dont l’objectif était de défendre l’artiste et de la faire rayer de la liste des émigrés. On y trouve notamment cette remarque qui tente d’équilibrer la vision des hommes et des femmes artistes :
.
« Mais c’est une injustice commune aux hommes et aux femmes même d’affecter de croire qu’une femme est incapable de s’occuper d’autres choses que de frivolités, et de ne pas lui pardonner de vouloir pénétrer dans le sanctuaire des arts et des sciences. » (160)
.
2° Élisabeth Louise Vigée-Lebrun : une des quatre femmes admises à l’Académie
.
L’admission d’Élisabeth Vigée-Lebrun à l’Académie était la preuve qu’une femme artiste ne pouvait faire carrière sans des appuis masculins. À l’époque de cette admission, on murmurait que le roi avait directement influencé la décision des académiciens. C’est elle-même qui écrit :
.
« Mes ouvrages décidèrent Joseph Vernet à me proposer comme membre de l’Académie royale de peinture. M. Pierre, alors premier peintre du Roi, s’y opposait fortement, ne voulant pas, disait-il, que l’on reçût des femmes, et pourtant madame Vallayer-Coster, qui peignait parfaitement les fleurs, était déjà reçue ; je crois même que madame Vien l’était aussi. Quoi qu’il en soit, M. Pierre, peintre fort médiocre, car il ne voyait dans la peinture que le maniement de la brosse, avait de l’esprit […] Enfin je fus reçue. M. Pierre alors fit courir le bruit que c’était par ordre de la cour qu’on me recevait. Je pense bien en effet que le Roi et la Reine avaient été assez bons pour désirer me voir entrer à l’Académie ; mais voilà tout. » (161)
.
Les difficultés que rencontrait Élisabeth Vigée-Lebrun pour entrer à l’Académie royale étaient peut-être aussi liées au métier de son mari, marchand d’art. Et il a été expliqué précédemment que les académiciens voyaient d’un mauvais œil le commerce de l’art, métier indigne de celui qui pratique un art libéral. Voici les propos tenus par Anatole de Courde de Montaiglon :
.
« La Dame Le Brun, femme d’un Marchand de tableaux, a un très grand talent et seroit depuis longtemps de l’Académie sans le commerce qui fait son mari. On dit, et je le crois, qu’elle ne se mêle pas de commerce, mais en France une femme n’a pas d’autre état que celui de son mari. » (162)
.
Louis Petit de Bachaumont est tout aussi suspicieux sur la manière dont Élisabeth Vigée-Lebrun fut admise à l’Académie :
.
« Il n’a fallu rien moins que des protections aussi puissantes pour lui faire franchir les barrières de l’Académie, où, malgré son mérite, elle n’auroit point été admise, à raison de son mari dégradant l’art par des manœuvres mercantiles, cause essentielle d’exclusion. » (163)
.
Bien entendu, le cas d’Élisabeth Vigée-Lebrun est exceptionnel : elle était peintre attitrée de Marie-Antoinette. Quelle était la situation des autres femmes face à l’Académie royale ? Élisabeth Sophie Chéron avait ouvert la voie académique aux femmes artistes. Elle a été reçue à l’Académie en 1672 en présentant comme morceau de réception un autoportrait (164). Il y avait bien sûr eu l’entrée de Catherine Duchemin en 1663, mais elle avait surtout été acceptée plus par le fait qu’elle était l’épouse du peintre Girardon plutôt que de grâce à ses qualités artistiques (165).
En 1720, Rosalba Carriera a permis la réouverture de l’Académie aux femmes en étant reçue par acclamation le 26 octobre (166). Les académiciennes avaient le droit d’exposer au Salon de Paris avec les académiciens, mais « elles ne détenaient pas le droit de vote, ou parfois même préféraient y renoncer dans l’intérêt de leur sexe. » (167) Le fait d’être membre de l’Académie royale leur donnait le prestige, mais ceci ne changeait rien au fait que leur formation ne pouvait pas se faire au sein de l’Académie. Octave Fidière pose une question cruciale en se demandant si « en les recevant, l’Académie a montré plus de galanterie que d’équité. » (168)
.
En 1706, l’accès à l’Académie avait été interdit aux femmes avant qu’elles ne soient acceptées à nouveau, mais au nombre maximum de quatre, dans le souci de ne pas discréditer l’institution. Voici ce que l’on peut lire dans les Procès-verbaux de l’Académie royale de peinture qu’Anatole de Courde de Montaiglon rédige de 1875 à 1889 :
.
« L’Académie ayant considéré que, quoiqu’Elle se fasse un plaisir d’encourager le talent dans les femmes en en admettant quelques-unes dans son Corps, néanmoins ces admissions, étrangères en quelque façon à sa constitution, ne doivent pas être trop multipliées ; Elle a arrêté qu’Elle n’en recevroit point au delà du nombre de quatre, si ce n’est cependant au cas où des talens extraordinairement distingués engageroient l’Académie à désirer, d’une voix unanime, de les couronner par une distinction particulière. L’Académie au reste ne prétend pas s’engager à remplir toujours le nombre de quatre, se réservant de ne le faire qu’autant qu’Elle s’y trouvera déterminée par des telens véritablement distingués. » (169)
.
Entrer à l’Académie deviendra aussi une réalité, pendant le XVIIIe siècle, pour Anne Vallayer-Coster en 1770, Madame Vien et Adélaïde Labille-Guiard. Louis-Petit de Bachaumont approuve l’acceptation d’Anne Vallayer Coster dans son Salon de 1771 :
.
« Cette jeune académicienne, âgée de 23 ans, qui réunit les grâces aux talens, a exposé pour la première fois, cette année, onze morceaux qui, la plûpart, ont le mérite de peindre une nature muette, mais sensible, aux spectateurs les plus grossiers. » (170)
.
Pour ce qui est de Marie-Thérèse Vien, acceptée en 1754, Diderot n’est pas très enthousiaste et son nom disparaît des livrets des Salons en 1767 (171). Pendant longtemps, ce sont des femmes sans éclat qui sont acceptées alors que certaines de valeur sont laissées pour compte (172).
.
Adélaïde Labille-Guiard avait d’abord été acceptée à l’Académie de Saint Luc grâce à son ami François-André Vincent. Et pour entrer à l’Académie royale, elle avait fait un portrait de Pajou et un du sculpteur Gois, deux membres de l’Académie royale. Tous les portraitistes devaient présenter deux portraits d’académiciens comme morceaux de réception, et ainsi enrichir la galerie de portraits de l’institution. Labille-Guiard sera acceptée en 1783, en même temps qu’Élisabeth Vigée-Lebrun. En 1795 elle obtiendra un studio au Louvre, tout comme sa rivale. Ce sont donc les femmes dont la formation était déjà complète et dont la renommée était assurée qui étaient acceptées, toujours à titre exceptionnel. Pendant tout le siècle, les Académies de province seront beaucoup plus permissives.
.
3° Les autoportraits féminins
.
Durant le XVIIIe siècle, il est impossible de ne pas constater la différence entre le nombre d’autoportraits produits par les hommes et par les femmes artistes. Ces dernières en ont réalisé une quantité beaucoup plus importante. Il n’y a pas de commune mesure entre les autoportraits que nous avons encore aujourd’hui d’Élisabeth Vigée-Lebrun et ceux conservés de Jacques-Louis David. Peut-être que les hommes s’exprimaient suffisamment sur de nombreuses toiles assurées de postérité. Ils n’avaient pas besoin de se peindre à plusieurs reprises pour que la postérité se souvienne d’eux. Jacques-Louis David était conscient que son nom resterait à jamais au sommet grâce à ses peintures d’histoire. Il pensait bien que sa production suffirait à ce que son nom soit encore prononcé pour des décennies. N’en apprenons-nous pas beaucoup sur l’artiste grâce à des œuvres comme le Serment des Horaces (Fig. 98) ? Dans ses peintures historiques, tout est dit sur la personne qui a réalisé l’œuvre, ses aspirations au renouveau classique, son goût pour le passé antique si glorieux. À ce propos, certains sont encore allés trop loin dans la recherche d’une biographie à travers les œuvres qui nous sont parvenues. Peut-on véritablement voir une volonté révolutionnaire dans l’œuvre d’art précédemment signée, alors qu’il s’agissait d’une commande royale ? L’écueil, récurrent, sera encore plus flagrant lors de l’étude précise des autoportraits d’Élisabeth Vigée-Lebrun.
En se mettant à la place des grands artistes, il faut se souvenir que ces derniers se rendaient souvent aux Salons, ne serait-ce que pour voir comment leurs œuvres étaient accrochées. Les contemporains savaient bien placer un visage sur le réalisateur de l’œuvre. Quel intérêt alors de multiplier les autoportraits ? Certainement pas pour diffuser son image parmi les contemporains du peintre qui pouvaient le voir en chair et en os.
Les femmes avaient un premier désavantage, celui de ne pratiquement jamais s’exprimer sur des toiles de grand format retraçant des faits historiques. De plus, elles ne se rendaient pas souvent au Salon pour voir comment étaient agencées leurs toiles, car leurs œuvres n’y étaient pas accrochées tant qu’elles ne faisaient pas partie de l’Académie royale. Les artistes femmes étaient souvent portraitistes. Il était plus difficile de laisser une trace dans l’histoire de l’art en ne produisant que des portraits qu’en réalisant de grandes œuvres issues de commandes royales ou du moins importantes. En revanche, un autoportrait était un moyen efficace d’immortaliser à la fois son style et son image.
Il n’y avait pas de réel changement de posture ou d’attitude dans les autoportraits des femmes avant et après leur acceptation à l’Académie royale. Il semble que le fait de devenir membre était simplement un titre honorifique récompensant un talent inhabituel. Cela ne changeait pas grand-chose à la carrière des intéressées qui avaient déjà une clientèle bien établie. Dans leur ambition de devenir les égales de leurs homologues masculins, les femmes peintres ont réalisé un nombre important d’autoportraits.
Dans le passé, il existait certaines règles gouvernant la représentation des femmes en peinture. Frances Borzello les rappelle :
.
« Au travers des siècles, les règles artistiques ont édicté que les femmes ne pouvaient montrer leurs dents, ne pouvaient montrer leurs cheveux dénoués, ne pouvaient gesticuler et certainement pas croiser les jambes. » (173)
.
Au XVIIIe siècle, ces règles n’avaient plus cours. Dans un climat d’émancipation, les femmes prenaient des libertés. Certaines profitaient de leur propre portrait pour se rajeunir. Cela, nous le constatons chaque fois que nous parlons des œuvres d’Élisabeth Vigée-Lebrun qui semble ne jamais être affectée par le temps qui passe. D’autres utilisaient la personnification, comme Rosalba Carriera dans Autoportrait en allégorie de l’hiver (Fig. 99).
Au XVIIIe siècle, suite à une confusion avec la légende de la naissance de la sculpture, l’artiste qui invente la peinture dans l’histoire de Pline devient une femme, Dibutade (174). Pourtant, même si « entre 1770 et 1820, l’histoire de l’origine de la peinture devient un thème de plus en plus populaire » (175), les femmes ne prenaient pas ce sujet pour leurs autoportraits. Le fait est qu’elles ne voulaient pas se représenter en simples imitatrices.
On retrouve quelques caractéristiques communes dans les autoportraits des femmes artistes du siècle. Une tradition du début du siècle était de se montrer avec assurance et habillée à la mode du temps. De cette manière, la femme qui peint refusait de voir son activité assimilée à un métier manuel et aspirait à l’ennoblir. De fait, lorsque l’artiste se représentait avec ses attributs, c’était pour valoriser son statut social (176). Même si les artistes femmes continuaient à se représenter en figures allégoriques, leurs nouveaux rôles incluaient celui du professeur, le mentor et, plus important, celui d’innovatrice stylistique et technique (177).
.
En définitive, un autoportrait de femme était moins anodin et plus réfléchi que celui d’un homme. La femme qui peignait son reflet devait anticiper la critique, c’est-à-dire se représenter en respectant la convenance sociale tout en s’affirmant en tant qu’artiste.
.
(155) Borzello, 1998, p. 30.
(156) Borzello, 1998, p. 30.
(157) Fidière (Octave), Les femmes artistes à l’Académie royale de peinture et de sculpture, Paris, Charavay Frères, 1885, p. 41.
(158) Elisabeth Vigée Lebrun, in Pitt-Rivers, 2001, p. 52.
(159) Hautecoeur, 1914, p. 5.
(160) Jean Baptiste Pierre Lebrun, in Baillio, 1981, p.134.
(161) Vigée-Lebrun, Souvenirs, in Sheriff, 1996, pp. 283-284.
(162) Montaiglon, Procès-verbaux, in Sheriff, 1996, p. 288.
(163) Louis Petit de Bachaumont, in Fâré, 1995, p. 109.
(164) Cheney, 2000, p. 99
(165) Oulmont (Charles), Les femmes peintres du XVIIIe siècle, Paris, Rieder, 1928, p. 7.
(166) Fidière, 1885, p. 10.
(167) Borzello, 1998, 1998, p. 30.
(168) Fidière, 1885, pp. 8 et 9.
(169) Montaiglon, Procès-verbaux, in Sheriff, 1996, p. 284.
(170) Louis Petit de Bachaumont, in Fâré, 1995, p. 27.
(171) Fidière, 1885, p. 28.
(172) Fidière, 1885, p. 10
(173) Borzello, 1998, p. 32.
(174) Levey, 1993, p. 79.
(175) Borzello, 1998, p. 79.
(176) Heller (Nancy), Women artists, Washington D.C., Rizzoli International Publications, 2000, p.42.
(177) Cheney, 2000, p. 97.
.
Fig. 96
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Charles Alexandre de Calonne, 1784, huile sur toile, 149 x 127 cm, Windsor Castel, London.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>
Fig. 97
Pierre Paul Rubens, Portrait de Suzanne Fourmet, huile sur toile, 79 x 54 cm, National Gallery, London.
Source : <http://www.artchive.com>
Fig. 98
Jacques-Louis David, Le serment des Horaces, 1784, huile sur toile, 330 x 425 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : <http://www.artchive.com>, consulté en juin 2002.
Fig. 99
Rosalba Carriera, Autoportrait en allégorie de l’hiver, 1731, pastel sur papier, Gemäldegalerie, Dresde.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 204.
.
ÉLISABETH LOUISE VIGÉE-LEBRUN ET ADÉLAÏDE LABILLE-GUIARD
.
1° Une différence dans la clientèle comme dans le mode de vie
.
Pour éviter de s’affronter, ces deux femmes se sont spécialisées dans des domaines différents. Élisabeth Vigée-Lebrun était la portraitiste officielle de Marie-Antoinette dès 1778. Issue d’une famille modeste, elle cherchait à s’élever dans l’échelle sociale. Ses autoportraits constitueront moins une recherche intérieure que la preuve d’une grande habileté dans l’utilisation des codes, des gestes et du style (178).
Il semble que si elle a été choisie pour peindre les portraits de la reine, c’était pour son style original qui se distinguait des portraits officiels aseptisés. Cela ne faisait pas que des heureux et son portrait Marie-Antoinette en chemise (Fig. 100) avait fait un tel scandale au Salon de 1783 que l’artiste avait été obligée de décrocher l’œuvre. Très bien payée pour ses portraits, elle n’avait rien à craindre et pouvait se représenter comme ces dames de la cour qu’elle a immortalisées. Elle avait acquis la liberté de se montrer aussi bien en mère de famille, en peintre, qu’en femme de la haute société. Elle ne craignait pas non plus les rumeurs qui circulaient dans les années quatre-vingt sur le fait que Ménageot peignait ses œuvres. Chacun savait bien que ces médisances n’étaient en fait que de la jalousie.
Pour ce qui est d’Adélaïde Labille-Guiard, au Salon de 1783, Elie Fréron remarquait :
.
« Je ne parlerai pas du Portrait de madame Guiard, peint par elle-même, sans faire une remarque qui me paroit singulière. Ce portrait me paroit inférieur à tous ceux qu’elle a exposé au Salon, & celui de Madame le Brun, au contraire, est supérieur à ses autres Ouvrages. Ces deux Dames se sont peintes elles-mêmes une palette à la main, mais Madame Guiard est très ressemblante, & Madame le Brun l’est si peu, qu’on a de la peine à la reconnoitre. » (179)
.
Les deux artistes étaient sans cesse comparées. Le goût de Labille-Guiard pour la peinture au pastel, a déjà été évoqué plus haut. En 1763, elle commençait son apprentissage avec le peintre de miniatures François-Elie Vincent. Six ans plus tard elle deviendra membre de l’Académie de Saint-Luc. Pour sa première exposition, en 1774, elle montre un autoportrait en miniature dont on a perdu la trace. Elle ne viendra à la peinture à l’huile qu’après avoir étudié dans l’atelier de François-André Vincent. L’Académie de Saint-Luc fermée, il faudra attendre 1781 pour qu’Adélaïde expose à nouveau, cette fois-ci au salon de la Correspondance. En 1787 elle devient officiellement peintre de Mesdames, les tantes du roi.
Charles Oulmont voit dans le Portrait de Madame Élisabeth (Fig. 101) que réalise Adélaïde Labille-Guiard en 1787, le tournant de la carrière de cette dernière. Madame Élisabeth était la huitième enfant du dauphin, fils de Louis XV. C’est une fois encore Louis Petit de Bachaumont qui semble trouver les mots justes à propos de cette œuvre : « Ce tableau n’attire pas la multitude […], mais plaît davantage aux connoisseurs. » (181) Adélaïde Labille-Guiard semble avoir été très appréciée par ses pairs pour son sérieux et son excellence technique, qu’elle essaie de retranscrire dans ses autoportraits. Le seul scandale de sa vie, un seul en opposition à sa rivale, a été son divorce.
2° La question de l’enseignement
.
Adélaïde Labille-Guiard connaît le triomphe en 1785 au Salon grâce à son Autoportrait en pied (Fig. 102). Elle s’est représentée avec deux de ses élèves, Gabrielle Capet et Mademoiselle Carreaux de Rosamond. Elle voulait affirmer son statut de peintre ainsi que sa capacité à enseigner. Elle ne porte pas un tablier taché de peinture, mais une robe somptueuse. On l’a comparée à Élisabeth Vigée-Lebrun en reprochant à cette dernière d’être frivole (182). Louis Petit de Bachaumont explique dans son Salon de 1785 :
.
« C’est aujourd’hui Madame Labille-Guiard qui triomphe. Unité d’action, plan net, intention bien sentie… plus propre à rendre les têtes pensantes et profondément occupées, que les affectations frivoles des gens du monde. » (183)
L’attaque était évidemment dirigée contre Élisabeth Vigée-Lebrun , sans que celle-ci ne soit citée. Adélaïde Labille-Guiard attachait de l’importance à l’enseignement et acceptera beaucoup d’élèves, contrairement à sa collègue que son mari obligeait à donner des cours (184. Pourtant, Marie-Geneviève Bouliar se réclamera être l’héritière du style d’Élisabeth Vigée-Lebrun. Dans son Autoportrait de 1792 (Fig. 103) elle s’est représentée à la manière d’Élisabeth Vigée-Lebrun, dans la pose autant que dans le costume.
Marie Gabrielle Capet, élève d’Adélaïde Labille-Guiard, était peintre de miniatures. Dès 1781 elle exposera au Salon de la Jeunesse et plus tard au Salon de la Correspondance. Son œuvre la plus célèbre, mais aujourd’hui perdue, était un portrait de son professeur peignant un portrait de Monsieur Vien. Elle peindra de nombreux autoportraits en miniature (185).
Les héritières d’Adélaïde Labille-Guiard ont donc, elles aussi, su se faire un nom. Pour ce qui est du maître, son amour de l’enseignement lui coûtera tout de même assez cher, puisqu’elle ne perdra rien de moins que son atelier au Louvre. Mary Sheriff écrit :
.
« Malgré l’intervention de ses protectrices, Adélaïde Labille-Guiard se vit refuser un appartement au Louvre parce qu’elle formait des femmes dans son atelier. » (186)
.
3° Les autoportraits des femmes innovent
.
Pour finir, les femmes ne faisaient pas que se peindre elles-mêmes en copiant les autoportraits des hommes. Elles savaient aussi innover. Élisabeth Vigée-Lebrun a assimilé beaucoup d’influences, depuis les œuvres de Rubens jusqu’à celles de ses contemporains, comme Jacques-Louis David. Malgré tout, Louis Hautecoeur note qu’il « est pourtant un sentiment que madame Lebrun possède en propre : la grâce. » (187) Élisabeth Vigée-Lebrun s’est peinte avec sa fille donnant ainsi une autre dimension aux autoportraits féminins (188). Il ne s’agissait plus d’être l’égale des hommes, mais de marquer sa différence, peut-être sa supériorité : les femmes sont non seulement des peintres de talent, mais aussi des mères de famille exemplaires.
Les exemples d’autoportraits de l’artiste avec sa fille sont nombreux, citons ceux de 1786 et 1789 (Fig. 27-104). Outre le fait que l’artiste se représente comme une mère aimante, tout comme elle le fera dans un portrait de la reine (Fig. 105), il faut se poser la question de la réalisation de ces autoportraits. Lorsqu’elle se représente seule, la technique est évidente. Mais dans le cas présent, elle enlace sa fille et ne peut donc pas peindre directement le reflet du miroir. Voudrait-elle encore nous préciser le rôle que joue la mémoire lors de la réalisation d’une œuvre peinte ?
En 1789, d’Angiviller demande une copie de l’autoportrait d’Élisabeth Vigée-Lebrun avec sa fille. L’artiste satisfait à la représentation de la femme-mère décrite par Jean-Jacques Rousseau.
Il faut, pour finir, mentionner le fait que, bien qu’Élisabeth Vigée-Lebrun se représente de façon originale avec sa fille, elle n’était pas la première artiste à faire son portrait avec son enfant. Les autoportraits d’hommes peintres se peignant avec leur descendance sont rares, mais il en existe des exemples. Prenons le Portrait de l’artiste avec son fils Charles-Antoine (Fig. 106) d’Antoine Coypel, de 1698. La représentation est bien différente. D’abord, le peintre ne voulait pas se représenter en bon père de famille. Il est assis devant sa toile, en plein travail, surpris au moment où il jette un coup d’œil au miroir. Son fils est présent, assis, contemplant le travail de son père. Antoine Coypel voulait certainement inclure son fils, étant donné que lui-même était issu d’une longue lignée de peintres. Il voulait sans doute symboliser le fait que son fils, intéressé par la peinture dès son plus jeune âge, prendra certainement sa suite. Nous n’avons donc pas du tout la même image que celle transmise par Élisabeth Vigée-Lebrun.
Cette dernière aura tout de même le souci de mettre en avant son héritière avec le Portrait de Julie (Fig. 107). Sa fille tient à la main un miroir dans lequel elle admire son propre portrait. La volonté pour la peintre de montrer que sa fille s’intéressait déjà à sa propre image, assez pour vouloir se peindre elle-même un jour ?
Élisabeth Vigée-Lebrun influencera aussi la mode du temps. Elle avait vingt-sept ans lorsqu’elle peignit son Autoportrait avec ruban rouge (Fig. 32). Dans cette composition, elle porte une robe en gaulle, avec un ruban rouge noué, un châle noir et un chapeau à plume. Cet autoportrait est identique au portrait de Marie-Antoinette en chemise (Fig. 100) que l’artiste a réalisé en 1783. Les cheveux d’Élisabeth Vigée-Lebrun ne sont plus poudrés, une règle qu’elle va imposer à tous ses prestigieux modèles. Dans cet autoportrait, elle ne cherche pas à mettre en avant la profession à laquelle elle appartient, peut-être parce que sa notoriété n’est pas encore établie ou parce qu’elle veut qu’on la reconnaisse comme une femme du monde avant de voir en elle une artiste.
Enfin, la deuxième peintre française, Adélaïde Labille-Guiard, sera la grande instigatrice du portrait politicien. Ses clients, surtout ses Mesdames, sont exilés. Elle se tourne vers le milieu politique. Elle présente au Salon de 1791 quatorze portraits de députés. Elle fera un pastel de Robespierre, aujourd’hui perdu. Philippe Bordes et Régis Michel décrivent les grands principes de ces portraits :
.
« La formule est simple : le modèle est en buste, avec une franchise de traitement, et une simplicité d’allure, qui siéent à ses idéaux (modérément) démocratiques. » (189)
.
Il existe évidemment aussi des exemples de tels portraits réalisés par d’autres artistes. Notons le Portrait de Marat (Fig. 108) par Joseph Boze. La représentation d’un homme politique hors du commun qui marquera l’après Révolution de 1789 et dont la personnalité sera magnifiée par le Marat Assassiné (Fig. 109) de Jacques-Louis David. Autre homme politique majeur de cette période, Jacques Danton, dont il nous reste un portrait non signé (Fig. 110). Enfin, un député de la Convention, toujours peint par un artiste français inconnu dans Portrait en buste de Philippe-François-Nazaire Fabre d’Églantine (Fig. 111).
.
(178) Sheriff, 1996, p. 215.
(179) Fréron, in Balcou, 2001, p. 202.
(180) Oulmont, 1928, p. 33.
(181) Bachaumont, in Fâré, 1995, p. 144.
(182) Pitt-Rivers, 2001, p. 10.
(183) Bachaumont, in Oulmont, 1928, p. 21.
(184) Pitt-Rivers, 2001, p.73.
(185) Passez (Anne-Marie), Adélaïde Labille-Guiard : 1744-1803, Paris, Arts et métiers graphiques, 1973, p. 75.
(186) Sheriff, in Gaehtgens et Pomian, 1998, p. 201.
(187) Hautecoeur, 1914, p. 61.
(188) Cheney, 2000, p. 118.
(189) Bordes et Michel, 1988, p. 30.
.
Fig. 100
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Marie Antoinette en chemise, 1783, huile sur toile, 93,3 x 79,1 cm, Châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>
Fig. 101
Adélaïde Labille-Guiard, Portrait de Madame Elisabeth, 1787, huile sur toile, 81 x 63,6 cm, Châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
Fig. 102
Adélaïde Labille-Guiard, Autoportrait avec deux élèves, 1785, huile sur toile, 210,8 x 151,1 cm, Metropolitan Museum of Art, New York City.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 243.
Fig. 103
Marie-Geneviève Bouliar, Autoportrait, 1792, huile sur toile, 52,7 x 46 cm, Norton Foundation.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
Fig. 104
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Autoportrait avec sa fille, 1789, huile sur toile, 121 x 90 cm, Musée du Louvre, Paris.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>
Fig. 105
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Marie Antoinette et ses enfants, 1787, huile sur toile, 264 x 208 cm, Châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>
Fig. 106
Antoine Coypel, Portrait de l’artiste avec son fils Charles-Antoine, 1698, huile sur toile, 59 x 42 cm, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Besançon.
Source : Cinq cents autoportraits, Paris, Phaidon, 2000, p. 190.
Fig. 107
Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, Portrait de Julie, 1787, huile sur panneau de bois, 73 x 60,3 cm, collection privée.
Source : <http://www.batguano.com/vigeeselfp.html>
Fig. 108
Joseph Boze, Jean-Paul Marat, XVIIIe siècle, 59,5 x 84,5 m, Musée Carnavalet, Paris.
Source : http://www.photo.rmn.fr.
Fig. 109
Jacques-Louis David, Marat assassiné, 1793, huile sur toile, 165 x 128, cm, Musées royaux des Beaux-Arts, Belgique.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
Fig. 110
Ecole française, Portrait de Danton, XVIIIe siècle,huile sur toile, 61,5 x 49 cm, Musée Carnavalet, Paris.
Source : http://www.photo.rmn.fr.
Fig.111
Ecole française, Portrait en buste de Philippe-François-Nazaire Fabre d’Eglantine, XVIIIe siècle, huile sur toile, 62 x 52 cm, Châteaux de Versailles et de Trianon, Versailles.
Source : http://www.photo.rmn.fr.
.
CE QUI A CHANGÉ AU TOURNANT DU SIÈCLE
.
1° L’impact de la Révolution française
.
La Révolution a eu un impact important sur la carrière d’Élisabeth Vigée-Lebrun qui avait dû fuir le pays pour douze années d’exil. Elle sera accueillie dans toutes les cours d’Europe et de Russie et faite membre de plusieurs Académies. Lorsqu’elle fera une copie de l’Autoportrait (Fig. 34) pour le musée des Offices, ce ne sera plus la reine qu’elle peindra sur la toile esquissée, mais sa fille. Dans une troisième copie elle se montrera en train de peindre le portrait de Raphaël, peut-être pour témoigner de l’influence qu’il a eue sur elle, ou tout simplement pour s’associer avec le grand maître de la Renaissance. Dans les deux cas, elle ne voulait plus être vue comme une proche de la reine. Et pour ce faire, l’autoportrait était devenu un moyen de propagande efficace, à destination des contemporains tout autant que pour la postérité.
C’est en octobre 1789 qu’elle devra quitter Paris. Sa première destination sera l’Italie où un mois plus tard elle deviendra membre de l’Académie de Parme. Après une tournée des grandes villes italiennes, elle fera une étape à Vienne avant de se retrouver en Russie en 1795, pays où elle sera très appréciée de la cour. Pourtant, il faudra qu’elle attende le mois de juin 1800 pour être acceptée à l’Académie de Saint-Pétersbourg (190).
Durant ses années d’exil elle continua à peindre son propre portrait. Elle ne prendra plus le risque d’associer son image à des personnalités régnantes. C’est bien Élisabeth Vigée-Lebrun seule, sans attribut de peintre, sans enfant et sans patron ou patronne, qui se peint dans des autoportraits d’une neutralité que l’instabilité politique du temps lui imposait.
.
En 1791, pour la première fois, le Salon est ouvert à tous et à toutes. Les femmes étaient-elles enfin les égales des hommes ? Au regard de l’Institution officielle, peut-être pas encore tout à fait. Pour les critiques, l’expérience n’était pas concluante. Ce Salon révélait tout au plus « le goût croissant de l’autoportrait, et l’apparition des portraits de famille, qui se multiplient aux Salons ultérieurs. » (191) Mais il ne faut pas oublier que durant tout le siècle, les femmes peintres avaient des occasions d’exposer leurs œuvres.
En 1779, Pahin de la Blancherie fonde le Salon de la Correspondance qui restera ouvert jusqu’en 1787. Le but était de tenir tous les huit jours une assemblée réunissant des savants, artistes et amateurs à l’Hôtel Vallayer. C’était une sorte d’encouragement pour les élèves qui ne voulaient pas suivre la carrière de l’histoire. Émile Bellier de la Chavignerie raconte la création de ce Salon :
.
« Rêvant de procurer aux artistes non académiciens les moyens de produire leurs œuvres, il vint s’établir bravement rue Saint-André des Arts, à l’hôtel Vallayer, et donna à son exposition permanente et libre le titre de Salon de la Correspondance ; de plus, il fonda un journal hebdomadaire qui était l’organe de son entreprise et qu’il appela Nouvelles de la république des lettres et des arts. » (192)
.
Dans ce même ouvrage, l’auteur rappelle les objectifs de ce Salon qui sont édictés par Pahin de la Blancherie lui-même dans les Nouvelles de la république des lettres et des arts du 9 février 1779. Voici la description de ce qu’accueille cette exposition :
.
« 1° Les ouvrages des peintres, sculpteurs, graveurs, qui ne sont pas encore de l’Académie ou que des circonstances peuvent empêcher d’y prétendre, ainsi que ceux des artistes des pays étrangers ;
2° Les meilleurs tableaux et autres ouvrages en ce genre, de maîtres anciens ou modernes, dont les possesseurs veulent bien dégarnir leur cabinet, pour quelques jours seulement ;
3° Les ouvrages des artistes de l’Académie royale, qui, partant, dans l’intervalle des années du salon ordonné par le roi, pour leur destination en province ou dans les pays étrangers, ne peuvent profiter de cette exposition. » (193)
.
Un autre lieu de sociabilité à la fin du siècle était la place Dauphine, où même les femmes pouvaient exposer, en plein air, durant une matinée par an. Ces expositions n’avaient évidemment pas le prestige et la renommée du Salon officiel de Paris.
.
Mais n’allons pas croire qu’absolument toutes les femmes artistes du XVIIIe siècle ambitionnaient de devenir célèbres. Il y en avait aussi qui ne faisaient de l’art que par passion et non pour les honneurs. Mary Sheriff énumère ces activités qui n’étaient pas destinées à un succès international :
.
« Il faut rappeler aussi que, si quelques femmes accédèrent à la célébrité, bien d’autres gagnèrent leur vie en exploitant leurs dons pour la gravure sur cuivre, l’illustration, la peinture de portrait et l’orfèvrerie, bref en maîtrisant toutes les pratiques qui constituaient les beaux-arts et les arts décoratifs du XVIIIe siècle. » (194)
.
Au-delà des clivages entre artistes masculins et féminins, quelles transformations les arts ont-ils eu à subir en France après 1789 ? Alexandre de Beauharnais explique :
.
« Dès 1791, l’Assemblée nationale se préoccupe de venir matériellement en aide aux artistes pour, en compensant la défaillance des commandes royales, prévenir l’émigration des meilleurs parmi eux, sollicités par l’étranger. » (195)
.
Enfin, qu’en était-il de la place de cet artiste qui, depuis le début du siècle, se battait pour la reconnaissance sociale ? Philippe Bordes et Régis Michel font une mise au point de la situation après 1789 :
.
« Le discours officiel après Thermidor change radicalement de ton : il construit l’image d’un artiste, non plus asservi par la monarchie, mais persécuté et terrorisé, avec l’idée corollaire que ce sont précisément les meilleurs talents, en particulier la jeune génération des ci-devant académiciens, qui se sont ainsi retirés de la vie artistique. » (196)
.
De plus, avec la Révolution, les arts prendront une autre dimension. À cause, ou grâce aux destructions révolutionnaires, la prise de conscience des hommes dirigeants fera naître la notion de « patrimoine » et finira par donner naissance aux musées. De plus, les arts devaient asseoir le nouvel ordre politique et l’utilisation de la peinture et de la sculpture pour la propagande politique sera plus répandue.
.
2° Multiplication du nombre de femmes artistes
.
« Plus on avance dans le XVIIIe siècle, et plus les femmes artistes deviennent nombreuses. » (197)
.
Des femmes ont essayé de sortir du genre du portrait pour faire de la peinture d’Histoire. Beaucoup d’entre elles, la plupart élèves de Jacques-Louis David, se sont spécialisées dans la peinture d’Histoire, les allégories ou les peintures religieuses (198).
La monarchie avait commandé à Adélaïde Labille-Guiard une grande œuvre d’Histoire en laquelle elle mettait beaucoup d’espoirs. En 1788, le comte de Provence, frère du roi, lui demandera de peindre la réception du chevalier de Saint-Lazare par Monsieur. Elle travaillera sur l’œuvre pendant deux ans avant d’être obligée de la détruire, les événements politiques anéantiront ses ambitions. À nouveau, elle recevra une commande officielle en 1791. Cette requête provenait de l’Assemblée Nationale qui voulait acquérir des œuvres dépeignant le roi Louis XVI acceptant la Constitution. Signe de la reconnaissance des femmes peintres, cette commande fut passée en même temps à Jacques-Louis David. Le symbole est fort, même si aucun des deux artistes n’aura le temps de finir son œuvre avant que le gouvernement commanditaire ne soit renversé.
.
3° Les femmes artistes acceptées comme telles
.
Marie-Victoire Lemoine expose au Salon de la Correspondance en 1789 et 1795 ; au Salon officiel entre 1796 et 1814. Aujourd’hui, seuls trois portraits subsistent. Nous pouvons évoquer l’Atelier du peintre (Fig. 112). Sur un tableau de grandes dimensions, elle combine l’art du portrait et la peinture de genre. Ce tableau a peut-être été peint pour réhabiliter Élisabeth Vigée-Lebrun et la faire disparaître de la liste des émigrés, proscrits son habit simple suggérant qu’elle n’a pas gagné autant d’argent que la rumeur le suppose. Sur la toile esquissée, une femme est à genoux devant une statue d’Athéna. L’œuvre est exposée au Salon de 1796 sous le titre de L’intérieur de l’atelier de Vigée-Lebrun (199). La scène se passe dans un intérieur s’inspirant de l’Antiquité classique. Marie-Victoire Lemoine n’a jamais été mentionnée par Lebrun comme étant une de ses élèves, mais elle a été l’élève de François-Guillaume Ménageot.
Autre signe d’acceptation, non intentionnel celui-ci, l’Autoportrait de Marguerite Gérard, qui est aujourd’hui dans les collections du Musée des Beaux-Arts de Besançon, avait d’abord été attribué à Fragonard, beau-frère et professeur de la peintre. Marguerite Gérard n’a jamais été acceptée à l’Académie royale, car les quatre places étaient prises, pourtant elle exposera régulièrement au Salon (200). L’histoire de cet Autoportrait est importante pour montrer que, peut-être, si les femmes n’avaient pas signé leurs œuvres, elles auraient pu être acceptées bien plus facilement.
.
Frances Borzello précise qu’« en France, à la fin du XVIIIe siècle, les ambitions artistiques des femmes étaient tolérées. » (201) En 1791, Adélaïde Labille-Guiard fait passer deux motions : un nombre illimité de femmes seront acceptées à l’Institut de France et elles ne seront que « conseilleurs », ce qui leur donnait le droit d’exposer au Salon.
.
(190) Passez, Anne marie, Adélaïde Labille-Guiard, Paris, 1973, pp. 47-156.
(191) Bordes et Michel, 1988, p. 30.
(192) Bellier de la Chavignerie, Emile, Les artistes français du XVIIIe siècle, oubliés ou dédaignés. Pahin de la Blancherie et le Salon de la correspondance, Paris, 1863, p. 204.
(193) Bellier de la Chavignerie, Emile, Les artistes français du XVIIIe siècle, oubliés ou dédaignés. Pahin de la Blancherie et le Salon de la correspondance, Paris, 1863, pp. 211-213.
(194) Sheriff, in Gaehtgens et Pomian, 1998, p. 201.
(195) Alexandre de Beauharnais, in Bordes et Michel, 1988, p. 164.
(196) Bordes et Michel, 1988, p.154.
(197) Fidière, 1885, p. 41
(198) Harris et Nochlin: p. 47.
(199) Cheney, 2000,p. 126.
(200) Cheney, 2000, p. 114.
(201) Borzello, 1998, p. 29.
(202) Diderot, in Roth, 1955, p. 259.
(203) Musée des Beaux-Arts de Pau, L’autoportrait du XVIIe siècle à nos jours, avril-mai 1973, p. 24.
(204) Chatelus, Jean, Peindre à Paris au XVIIIe siècle, Nîmes, Jacqueline Chambon éditions, 1991.
(205) Extrait de l’Annexe 16 de Nathalie Heinich, p. 258 accompagnée de ces explications:
Statistiques obtenues à partir des Documents du minutier central concernant l’histoire de l’art, publiés par M. Rambaud en 1964. A partir de la ‘liste des peintres et de leurs tableaux figurant dans les inventaires’ de 1700 à 1750, a été calculée la moyenne des prix par genres.
.
Fig. 112
Marie Victoire, Lemoine, L’atelier du peintre, huile sur toile, 116,5 x 88,9 cm, Metropolitan Museum of Art, New York City.
Source : http://www.culture.fr/documentation/joconde/pres.htm.
CONCLUSION
Pour conclure, revenons à l’essentiel de ce travail. Rappelons que la question posée concernait les peintres français et la façon dont ils se représentaient dans leurs autoportraits au XVIIIe siècle. Et la question s’est posée parce que le statut social des artistes peintres s’est modifié considérablement durant ce siècle. Les autoportraits de peintres existaient au moins depuis la Renaissance. Ils ont pu recouvrir de nombreuses significations. Mais, durant le siècle qui nous a intéressés, c’est véritablement le statut social, la place de l’artiste dans la société qui constituait le principal objet de ce mémoire.
Bien entendu, pour comprendre les tenants et les aboutissants des autoportraits, il fallait d’abord s’intéresser aux portraits. Eux aussi ont été porteurs de nombreuses significations. Et l’importance que leur donnaient les contemporains ne sont pas les mêmes que ce que nous y voyons aujourd’hui, plus de deux siècles plus tard. Toutes ces toiles ont été réalisées sur fond de changements profonds dans la société, changements symbolisés par la Révolution française. L’autoportrait pourrait être simplement considéré comme un portrait qui n’a qu’une seule particularité, celle de prendre le miroir pour modèle. C’est évidemment l’un des intérêts du portrait du peintre par lui-même que d’avoir l’image du peintre tel qu’il se voit. Force est de constater pourtant que n’ont pas survécu que des portraits des peintres retraçant les lignes de leur propre visage à l’aide d’un miroir. Le peintre qui se voit dans la glace n’est pas celui que les autres voient. Il y a sur la toile bien plus qu’un physique, il y a des émotions, ce que ressent le peintre sur sa propre personne et sur sa place dans la société. C’est toute une vie qui s’affiche sur les murs des Salons parisiens.
.
Intimes, les autoportraits prennent aussi place dans la quête des peintres pour la reconnaissance de leur statut social, celui d’hommes intellectuels, lettrés, même celui de génies. Les académiciens ont peut-être eu moins de mal à faire accepter cette situation, mais ils ont dans le même temps contribué à élever la situation sociale de toute leur profession. De nombreux autoportraits ont laissé la trace de cette volonté de mimétisme avec les intellectuels et les Grands de ce monde. Évidemment, les autoportraits n’ont pas été les seuls responsables de tous ces changements qui ont touché l’art au XVIIIe siècle. La naissance de la critique d’art, le retour à l’antique, tous les bouleversements qui ont secoué la période ont eu leur importance. Mais aussi, les autoportraits à eux seuls ne peuvent rien faire si personne ne les expose, s’ils ne s’affichent pas dans des galeries ouvertes au public. Et le public ne viendra pas pour voir une succession de visages. Il vient voir des génies, ceux-là mêmes qui innovent dans le domaine de l’art, tels ceux qui ont consacré leur don au pastel.
Enfin, les autoportraits de ce siècle ne seraient pas d’un grand intérêt s’ils n’avaient pas été les témoins du changement le plus important : la place de la femme dans la société. À travers ces peintres femmes qui se sont représentées elles-mêmes à plusieurs reprises, c’est toute une vision de la place de l’autre sexe qui se transforme. Éternelle question insoluble qui est de savoir si les autoportraits ont accompagné les changements ou contribué à les produire ? En tous les cas, même l’institution académique n’a pas su échapper à l’émergence de celles qui étaient désormais assez fières pour peindre leur reflet dans le miroir. De luttes personnelles en batailles pour une reconnaissance collective, les autoportraits marquent les étapes de l’évolution de l’art de peindre durant le Siècle des Lumières.
.
Quelle conclusion sur un sujet touchant au XVIIIe siècle pourrait se passer d’une phrase du grand philosophe de l’époque ? Denis Diderot écrivait ces mots à son ami à Grimm en septembre 1763, à propos de l’Autoportrait de Michel Van Loo :
.
« Le mérite de ressembler est passager ; c’est celui du pinceau qui émerveille dans le moment, et qui éternise l’ouvrage. […] D’où je conclus avec vous qu’il faut qu’un portrait soit ressemblant pour moi, et bien peint pour la postérité. » (202)
.
Que dire de plus si ce n’est ce qui est sous-entendu chaque fois qu’un auteur se penche sur l’art ? C’est la réflexion sur la peinture qui en fait son « utilité ». Les peintres ont lutté contre cette notion pour sortir du carcan artisanal. Mais ce n’est pas d’une utilité matérielle dont il est question ici. L’œuvre d’art est un support matériel pour une réflexion intellectuelle sur une époque, un homme, une femme, une société. Qu’a été ce discours sur les autoportraits sinon une volonté de comprendre les mutations d’un siècle à travers des œuvres peintes, témoins directs du temps ?
.
Maintenant, que se passerait-il si un autoportrait était la seule trace laissée par un artiste ? C’est le cas pour Claude-Liévain Dumaige dont on ne connaît que l’Autoportrait qu’il a réalisé en 1751 (203). Face à l’immortalité de l’œuvre, on ne peut que s’interroger sur ce qui serait arrivé au nom de ce peintre, de son œuvre, du souvenir de sa place dans l’évolution de l’Histoire. Témoigner, permettre la réflexion, voilà ce qui se cache derrière la beauté d’une toile, derrière la matérialité du dessin et des couleurs, derrière les autoportraits.
.
BIBLIOGRAPHIE
- Sources
Bellier de la Chavignerie, Émile, Les artistes français du XVIIIe siècle, oubliés ou dédaignés. Pahin de la Blancherie et le Salon de la correspondance, Paris, 1863.
Diderot, Denis, Oeuvres esthétiques, édition dirigée par Paul Vernière, Paris, Éditions Garnier Frères, 1965.
Diderot, Denis et d’Alembert, Jean Le Rond, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Stuttgart, Frommann, 1966.
Diderot, Denis, Salon de 1767 – Salon de 1769, présenté par Else Marie Bukdahl, Paris, Hermann, 1990.
Vigée-Lebrun, Élisabeth Louise, Conseils pour la peinture du portrait, La Rochelle, Rumeur des Anges, 1997.
- Études
L’autoportrait du XVIIe siècle à nos jours, cat. expo Musée des Beaux-Arts de Pau, avril-mai 1973.
Baillio, Joseph, Elisabeth Louise Vigée-Lebrun, 1755-1842, Seattle and London, cat. expo Kimbell Art Museum of Fort Worth, University of Washington Press, 1981.
Balcou (Jean) ; Barthélemy (Sophie) et Cariou (André), Elie Fréron, polémiste et critique d’art, Rennes, Presses Universitaires, 2001.
Baridon, Laurent et Guédron, Martial, Corps et arts, physionomies et physiologies dans les arts visuels, Paris, L’Hartmattan, 1999.
Bersier, Jean, La gravure, les procédés, l’histoire, Paris, Berger-Levrault, 1990.
Boilly, 1761-1845, Un grand peintre français de la Révolution à la Restauration, Musée des Beaux-Arts de Lille, du 23 octobre 1988 au 9 janvier 1989, rédigé par Annie Scottez De Wambrechies et Sylvain Laveissière.
Bonafoux, Pascal, Les peintres et l’autoportrait, Genève, Skira, 1984.
Bordes, Philippe et Michel, Régis (sous la direction de), Aux armes et aux arts ! Les arts de la Révolution : 1789-1799, Paris, Adam Brio, 1988.
Borzello, Frances, Femmes au miroir, une histoire de l’autoportrait féminin, traduit de l’anglais par Marie Muracciole, Paris, Editions Thames and Hudson, 1998.
Brusseaux, Odile, Le peintre et son miroir, Grenoble, Roissard, 1975.
Burke, Peter, La Renaissance en Italie, traduit de l’anglais par Patrick Wotling, Paris, Hazan, 1991.
Chardin, cat. expo, Paris, Galeries Nationales du Grand Palais, 7 septembre au 22 novembre 1999, Réunion des Musées nationaux, Pierre Rosenberg (commissaire).
Chastel André, L’Art français. Ancien Régime, 1620-1775, Paris, Flammarion, 1995.
Chatelus, Jean, Peindre à Paris au XVIIIe siècle, Nîmes, Jacqueline Chambon éditions, 1991.
Cheney, Liana De Girolami ; Faxon, Alicia Craig et Russo, Kathleen Lucey, Self-portraits by Women Painters, Singapore, Ashgate, 2000.
Clay, Jean, Le romantisme, Paris, Hachette, 1980.
Clement, Clara Eskin, Women in the Fine Arts, from the 7th century BC to the 20th century AD, Williamstown, Massachusetts, Corner House Publishers, 1977.
Collection Maurice Quentin de La Tour à Saint-Quentin, catalogue du musée, Fleury, Elie et Brière Gaston, Saint-Quentin, 1932.
Craske, Maathew, Art in Europe, 1700-1789 : a history of the visual arts in an era of unprecedented urban economic growth, Oxford and New York, Oxford History of Art, Oxford University Press, 1997.
Crow, Thomas, L’atelier de David, émulation et Révolution, traduit de l’anglais par Roger Stuveras, Paris, Gallimard, 1997.
Debrie, Christine et Salmon, Xavier, Maurice Quentin de La Tour, Prince des pastellistes, Somogy, 2001.
Delécluze, Étienne Jean, David, son école et son temps, Paris, 1855, reprint Macula, 1983.
Diderot et Greuze, actes du colloque de Clermont-Ferrand, novembre 1984, réunis par Antoinette et Jean Ehrard, Adosa, 1984.
Fâré, François, Les Salons de Bachaumont, introduction et analyse pat Fabrice Faré, Nogent-le-Roi, J. Laget, 1995.
Fidière, Octave, Les femmes artistes à l’Académie royale de peinture et de sculpture, Paris, Charavay Frères, 1885.
Fosca, François, The Eihteenth Century, Watteau to Tiepolo, traduit par Stuart Gilbert, Genève, Skira, 1952.
Foucault, Michel, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
François Boucher, 1703-1770, cat. expo Galeries nationales du Grand Palais, Paris, septembre 1986 – janvier 1987, RMN.
Gaehtgens, Thomas et Pomian, Krzystof, Les XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1998.
Gaehtgens, Thomas (dir.), L’art et les normes sociales au XVIIIe siècle, Paris, Éditions de la Maison des sciences d el’homme, vol. 2, 2001.
Genial Company, the Theme of Genius in Eighteenth-Century British Porraiture, cat. expo Nottingham University Art Gallery, janvier-février 1987, sous la direction de Desmond Shawe-Taylor.
Goncourt, Edmond et Jules, L’art au dix-huitième siècle, textes réunis par J.P. Bouillon, Paris, Hermann, 1967.
Goodman, Dena, The Republic of Letters, A Cultural History of the French Enlightenment, London, Cornell University Press, 1994.
Goodwillie (Erin), Jean-Étienne Liotard, peintre – philosophe, mémoire de maîtrise dirigé par Christine Peltre, professeur à l’Université Marc Bloch de Strasbourg, octobre 2001.
Guédron, Martial, Peaux d’âmes, l’interprétation physiognomonique des œuvres d’art, Paris, Editions Kimé, 2001.
Hautecoeur, Louis, Madame Vigée-Lebrun, Paris, Henri Laurens éditeur, 1914.
Heinich, Nathalie, Du peintre à l’artiste, artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Éditions de Minuit, 1993.
Heller, Nancy, Women Artists, Washington D.C., Rizzoli International Publications, 2000.
Honour, Hugh, Le néo-classicisme, traduit de l’anglais par Pierre Emmanuel Dauzat, Paris, Le livre de poche, 1998.
Jollet, Étienne, la Font de Saint-Yenne, œuvre critique, Paris, Ecole nationale supérieure des Beuax-Arts, 2001.
Koortbojian, Michael, Self-portrait, London, Scala Books, 1992.
Kris, Ernst et Kurz, Otto, L’image de l’artiste, légende, mythe et magie, traduit de l’anglais par Michèle Hechter, Paris, Rivages, 1987.
Lagarde, André et Michard, Laurent, Paris, XVIIIe siècle, Bordas, 1964.
Levey, Michael, Painting and Scukpture in France, 1700-1789, New Haven and London, Yale University Press, 1993.
Lichtenstein, Jacqueline (dir.), La peinture, Paris, Larousse-Bordas, 1997.
Mabille de Poncheville, A., Boilly, Paris, Plon, 1931.
Madame de Pompadour, protectrice des arts, cat. expo, 14 février – 19 mai 2002, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, Xavier Salmon.
Monnier, Geneviève, Le pastel, Genève, Skira, 1983.
Le Musée du Prado, catalogue de la collection, dirigé par Carlo L. Ragghianti, Paris, Editions des Deux Coqs d’or, 1970.
Oulmont, Charles, Les femmes peintres du XVIIIe siècle, Paris, Rieder, 1928.
Passez, Anne-Marie, Adélaïde Labille-Guiard : 1744-1803, Paris, Arts et métiers graphiques, 1973.
La peinture dans la peinture, cat. expo Musée des Beaux-Arts de Dijon, 18 décembre 1982 – 28 février 1983, Georgel, Pierre et Lecoq, Anne-Marie.
Pitt–Rivers, Françoise, Madame Vigée Le Brun, Paris, Gallimard, 2001.
Pommier, Edouard, Théories du portrait, de la Renaissance aux Lumières, Luçon, Gallimard, 1998.
Poulot, Dominique, Les Lumières, Paris, PUF, 2000.
Pupil, François, La miniature, Presses universitaires de Nancy, Éditions du pays Lorrain, 1993.
Radisch, Paul, « Qui peut définir les femmes ? Vigée-Lebrun’s Portraits of an Artist », Eighteenth Century studies, 25, Summer 1992, p. 443.
Renouvier, Jules, Histoire de l’art pendant la Révolution, 1789-1804, Genève, Slatkine Reprints, 1996.
Réau, Louis, Histoire de l’expansion de l’art français, Paris, Henri Laurens éditions, 1933.
Roth, Georges, Denis Diderot, Correspondance, Paris, Les Editons de Minuit, 1955.
Sahut, Marie-Christine, « Le portrait au XVIIIe siècle » in Visages du Louvre, chefs-d’œuvre du portrait dans les collections du Louvre, cat. expo Musée National d’Art Occidental, Tokyo, septembre-décembre 1991, pp. 168-170.
Sheriff, Mary, The Exceptional Woman, Elisabeth Vigée-Lebrun and the Cultural Politics of Art, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1996.
Sheriff, Mary, « On Fragonard’s Enthusiasm », The Eighteenth Century Theory and Interpretation, Winter 1987, 28/1, p. 29-46.
Schneider, Norbet, L’art du portrait : les plus grandes œuvres européennes : 1420-1670, Köln, Benedikt Taschen, 1994, pp. 104-117.
Starobinski, Jean, The Invention of Liberty, 1700-1789, traduit du français par Bernard Swift, Genève, Skira, 1964.
Vincens-Villepreux, Alice, Écritures de la peinture, Paris, PUF, 1994.
Watteau, 1684-1721, cat. expo Galeries nationales du Grand Palais, octobre 1984 -janvier 1985, Paris, RMN.
White, Harrison et Cynthia, La carrière des peintres au XIXe siècle, du système académique au marché des impressionnistes, traduit par Antoine Jaccottet, Paris, Flammarion, 1991.
Wittkower, Rudolf et Margot, Les enfants de Saturne, psychologie et comportement des artistes de l’Antiquité à la Révolution française, traduit par Daniel Arasse, Paris, Macula, 1995.
Zilsel, Edgar, Le génie, histoire d’une notion de l’Antiquité à la Renaissance, traduit de l’anglais par Michel Thévenaz, Paris, Editions de Minuit, 1993.